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Lettre d'un abbé à un provincial de ses amis

Lettre d'un abbé à un provincial de ses amis

 

Mon cher Monsieur, 

J'attendais pour vous écrire qu'il se présentât quelque nouveauté. Le succès a pleinement rempli mon attente. On ne vit jamais si souvent changer de scène ; Versailles nous en soumet chaque jour de nouvelle espèce. Le dieu de Cythère ne fut oncques solennité comme il l'est dans ce séjour. On y voit s'ébaudir amours de tout genre, amours ultramontains, gentils amours gaulois. Tous y trouvent leurs devoirs. Mais pour suivre exactement les lois de la nature jusque dans ce récit, il est, je pense, à propos de commencer par vous informer de l'aventure où le beau sexe a eu part.

 

Histoire de M. de Retz

Les d'Olonne étaient mortes, les Martel sur le retour. La mode se passait des Polignac, quand la marquise de Villeroy parut à la Cour. Quel sujet pour le dieu de Cythère ! Le sang que sa mère, duchesse de Luxembourg, avait transmis dans ses veines, était un sûr garant des excellentes qualités qui devaient éclater dans cette jeune beauté. Un visage rond, des yeux pleins de feu, un nez agaçant et fripon, une bouche régulière et bien meublée, une peau fine et blanche, des couleurs comme on les voulait : tout cela répondait assez que la marquise ne trouverait guère de cruels. Il est vrai que tant qu'elle fut simple marquise, elle parut respecter assez le public. Ses aventures furent cachées. Le mystère même fut de son goût. Mais la marquise, devenue duchesse, voulut monter le tabouret à bon titre. La discrétion lui parut au-dessous d'elle. La pudeur, même apparente, passa dans son esprit pour une vertu bourgeoise. C'est dans ces heureuses dispositions que la duchesse lia intrigue avec le duc de Richelieu. L'assortiment était en tout assez complet ; le cavalier était aimable, ses principes conformes à ceux de la belle, et trois séjours à la Bastille n'avaient pas ralenti son intrépidité pour les affaires d'éclat. Tant de rapports entre deux si aimables personnes leur épargna bien des délais. La partie fut aisément liée. Mais bientôt, à force d'être heureux, il se lassèrent de l'être. La duchesse soutint avec courage l'infidélité de Richelieu. Le marquis de Meuse la vengea de ce perfide, mais son règne expira avec la semaine qui l'avait vu naître. Car notre héroïne zélée, réformatrice des abus en matière d'amour, a changé en un terme de huit jours le délai d'un mois que la Polignac avait introduit. A de Meuse succéda des Alleurs, à des Alleurs le petit Palu qui, après avoir négocié les intrigues précédentes, eut permission de travailler pour son compte. Un pareil sujet ne méritait point d'exception, et aussi à peine lui laissa t-on achever la semaine. Le chevalier d'Aydie remplaça Palu, et eut lui-même pour successeur de Riom. Ce dernier avait été trop illustré par les connaisseuses pour être traité en homme de commun. Il était donc encore de service quand la Cour partit pour Versailles. La duchesse y suivit la Cour, ou plutôt l'emmena avec elle. Là, sa compagne ordinaire fut la marquise d'Alincourt, sa belle-soeur. Celle-ci, quoique jeune et belle, était encore assez dupe pour aimer son mari. Il est vrai que la réciproque n'était pas parfaite : d'Alincourt papillonnait près de toutes les belles, et se faisait une corvée de ce qui faisait la félicité d'un autre. C'est dans cette situation que Richelieu jeta les yeux sur la jeune marquise. Connaisseur comme il était, il sentit l'occasion favorable : il entrevit quelque dépit, il résolut d'en profiter. L'embarras était de fondre la glace ; il avait affaire à une novice. L'expédient dont il s'avisa fut de mettre la duchesse dans ses intérêts. Il la prit par son sensible. La duchesse a le coeur tendre, il se passe entre eux une espèce de raccommodement. Les conventions furent que la duchesse se chargerait de nouer l'intrigue. On s'étonnera peut-être qu'à vingt ans, elle accepta un pareil emploi. Mais son zèle pour le dieu d'amour ne lui laissait envisager que ce qui relevait sa gloire. Quoiqu'il en soit, la négociation ne pouvait être en de meilleures mains. Elle pensa pourtant échouer, on hasarda des lettres. La marquise refusa d'y répondre. Il fallut donc encore recourir aux expédients. On proposa un médianoche dans un des bosquets de Versailles. Il ne fut nommé à la marquise que la duchesse et Riom, qui était encore le tenant. Cependant, Richelieu s'y trouva. Il parut que ce fut par hasard, mais la compagnie était trop polie pour refuser un pareil convive. Chacun se plaça suivant les règles. La duchesse avec Riom tâchèrent de prêcher d'exemples. Aux exemples Richelieu joignit quelques tentatives. Les exemples n'ébranlèrent point la marquise, les tentatives échouèrent. Ce fut alors que Richelieu, outre d'avoir été repoussé, voulut agir à force ouverte. La marquise se défendit avec courage, mais la duchesse accourut au secours de l'assaillant, terrassa sa belle-soeur, et lui tint les mains. En cet état, Richelieu était prêt à percer son aimable ennemie quand la marquise, débarrassant une de ses mains, l'opposa au trait qu'on allait lui lancer. Cet obstacle sauva une partie de la blessure, mais ne l'en garantit pas tout à fait. Pendant que les combattants étaient ainsi animés, le malheur voulut que le cardinal de Bissy vint à passer. Les cris de la marquise l'attirèrent près du bosquet. Il entrevit à travers le feuillage chose qui l'obligea à tourner la tête. Il en découvrit pourtant assez pour informer en gros le maréchal de Villeroy de cette aventure. Le bon homme prit feu. La duchesse fut mandée. Elle essuya avec un visage assuré la remontrance du vieillard, et entendit sans sourciller l'ordre qui lui fut donné de se retirer à Marlou. Il ne fut pas de même des dames de la Cour. Elles sentirent vivement la perte qu'elles faisaient. En effet, un génie aussi hardi eût pu débarrasser son sexe de vingt petites formalités, que les scrupuleuses semblaient conserver encore. Quoiqu'il en soit, la duchesse doit se rendre incessamment au lieu où elle est reléguée. Ce qui la console, sans doute, c'est que dans le voisinage, il y a une abbaye de bernadins ; et il est à présumer que notre héroïne imitera en tout Nanon Nanette qui, ayant en ordre de se retirer dans un couvent, se jeta aux cordeliers.

 

Histoire du marquis de Rambures

La jeunesse de la Cour entendait parler avec envie du règne de Henri III. Les plaisirs et la fortune des mignons sous ce prince, faisait vivement souhaiter aux jeunes seigneurs d'en ramener la mode. Les plus hardis se proposaient de remplacer Joyeuse et Epernon ; les plus modérés se réglaient à imiter Saint-Megrin et Quelus. Tous, enfin, eussent voulu être Menins, et l'être à bon titre. Le seul obstacle qui s'opposait à leurs désirs était le pouvoir des femmes. Trois règnes consécutifs les avaient mis en possession de la faveur, et si de Luyne et Saint-Simon avaient paru balancer leur crédit sous Louis XIII, le long règne de Louis XIV avait affermi leur empire. Dans cette conjoncture, nos seigneurs crurent qu'il fallait hasarder un coup d'éclat et que sous un roi mineur et encore indécis, tout dépendait de déterminer son goût par un exemple signalé. Dans ce principe, on arrêta qu'il se ferait une partie éclatante. On choisit pour en être les acteurs quelques seigneurs des plus distingués par leurs noms et par leurs emplois. Le marquis d'Alincourt fut nommé pour être le premier champion ; sans doute on le mit à la tête de cette aventure parce que sa conduite passée donnait du soupçon de sa foi et qu'on voulait qu'il fut mis hors d'état de pouvoir changer de goût. Les autres assaillants furent le jeune duc de Boufflers, les marquis de Roye et de Meuse. Le tenant fut Rambures. Le lieu de la lice, la terrasse au-dessous de l'appartement de la maréchale de Boufflers. Quand on fut tous assemblés, d'Alincourt parut le premier en champ et fournit sa carrière avec éloge, et M. de Rambures de sa part fit merveille après d'Alincourt. M. de Roye entra en lice, mais soit manque de force ou de ferveur, après quelques caracoles il fut désarçonné et ne put achever sa course. De Meuse ne fit pas mieux que de Roye, mais le jeune Boufflers, quoique plus propre à être le tenant, fit merveille dans l'assaut. Il fournit deux courses, ainsi que d'Alincourt ; encore que Rambures eut à soutenir quatre assauts francs et deux tentatives. Quoiqu'il en soit, il demeura en champ près de deux heures. Les combattants se retiraient en bon ordre, contents de cette première joute et bien résolus de ne pas s'en tenir à cette épreuve. On dit même qu'ils avaient arrêté, que peu à peu leur tournoi serait plus nombreux pour grossir imperceptiblement le parti, et se mettre en état de lever la tête. Un accident imprévu déconcerta la sagesse de leurs projets : la maréchale de Boufflers avait vu de ses fenêtres toute la manoeuvre. Dès le lendemain, elle en fit faire ses plaintes. La maréchale exagéra le témérité de l'entreprise ; peut-être ses clameurs n'eussent eu aucun effet si Rambures, pavoisant avec un habit éclatant, n'eût dit que c'était son lendemain de noces. Ce bon mot fut envenimé par les dames. La brigue s'accrut contre nos réformateurs. Rambures, du lit nuptial fut transféré à la Bastille, Boufflers et d'Alincourt, exilés. Pour Roye et Meuse, on les regarda comme les parrains du tenant. On se contenta de leur envoyer à leur régiment. Telle fut l'issue d'un projet dont les suites étaient de conséquence pour les dames. L'affaire n'est pourtant pas assoupie. Les officiers de la manchette prennent part pour les exilés. Ils sont en grand nombre et puissants. Pour les dames, elles sont plus en fureur que jamais. Quant à moi, je tiens leur cause désespérée, si l'on n'intimide les déserteurs après les avances qu'elles veulent bien faire. Si les jeunes gens n'en sont point touchés, elles n'ont de ressource qu'en la violence. Pour nos jeunes réformateurs, ils disent que c'est la faute des dames, et que s'il y eut plus de sûreté dans leur commerce, on eût pu s'accommoder avec elles. A l'égard des politiques cette affaire leur paraît avoir trait avec jansénisme et molinisme. De sorte que la regardant comme affaire d'Etat, ils attendent que le roi, qui n'a pas encore décidé, prenne parti pour l'un ou pour l'autre. Voilà, Monsieur, deux aventures bien singulières. Je ne sais si le parti des réformateurs fera fortune en province ;  pour ici, on ne laisse pas d'être partagé. A mon égard, j'ai fait mes preuves, je me tiens au gros de l'arbre, je veux dire aux dames : mandez-moi votre sentiment, je vous instruirai des suites de l'aventure. Adieu. Signé : Rabutinet.

Numéro
£0109


Année
1722




Références

Clairambault, F.Fr.12698, p.229-40 - Maurepas, F.Fr.1231, p.333-41