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Pancrace, par la permission divine

Pancrace, par la permission divine, archevêque de Cytheropolis et patriarche de l’Opéra1

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À tous les fidèles de l’un et de l’autre sexe, salut et bénédiction.

Mes très chers frères,

L’unique enfant d’Apollon que le Ciel ait fait naître pour nous enseigner les principes de l’harmonie, Lully, notre divin maître, après avoir formé ici bas des élèves par ses préceptes et ses exemples, rassembla tous ses disciples en un corps et leur confia le dépôt de sa doctrine, afin qu’ils pussent la répandre sur la terre, et la transmettre un jour à leurs successeurs ; mais prévoyant les troubles dont cette église naissante serait dans la suite agitée, il songea non seulement à l’affermir par de sages règlements, mais encore à la précautionner par des avis salutaires contre tout ce qui pourrait un jour en ébranler les fondements. Il leur prédit qu’il s’élèverait des esprits inquiets, amateurs des nouveautés, qui, dégoûtés de la simplicité de ses lois, entreprendraient de les corrompre sous prétexte de les perfectionner ; que ces novateurs, pour mieux séduire les esprits, emprunteraient un langage plus doux et plus coulant que l’huile, mais que leurs expressions seraient comme des traits prêts à partir de l’arc tendu exprès pour percer les cœurs et les oreilles. Qu’enfin l’on verrait un jour des loups ravissants se couvrir de la peau des brebis pour dévorer la subsistance du troupeau confié à leurs soins.

Et c’est, mes très chers Frères, ce que l’événement n’a que trop justifié pour notre malheur, car nous avons eu non seulement la douleur de voir de nos jours l’accomplissement de toutes ces prédictions, mais nous voyons encore, dans la dernière amertume de notre cœur, qu’on cherche à justifier de tels excès par des mémoires remplis d’artifice composés exprès pour surprendre les simples, et notamment par deux écrits imprimés en français sous le titre de Réflexions sur les vrais principes de l’harmonie et de Lettre sur l’origine et les progrès de l’académie royale de musique, etc. Comme ces deux écrits sont d’autant plus dangereux que le poison y en est caché sous les fleurs et que pour accréditer les nouveautés dont ils sont remplis, on s’efforce partout d’en faire voir le rapport et la conformité avec les anciens usages et la pratique des premiers temps. Nous avons cru que pour en arrêter les funestes effets, nous devions les faire examiner par des gens capables d’en dénoncer le venin à tous les fidèles, et de leur en indiquer les préservatifs les plus convenables.

C’est dans ces vues salutaires, mes très chers Frères, que, sur le rapport des personnes que nous avons commises à cet effet et pour préserver de la contagion le reste du troupeau confié à mes soins, nous nous sommes enfin portés à condamner ces deux écrits comme remplis de maximes téméraires, scandaleuses, erronées, malsonnantes et sentant l’hérésie, non seulement dans le sens qu’elles présentent naturellement, mais encore dans tous les sens qu’on pourrait leur donner et que pour rendre publiques et notoires les justes causes de notre présente condamnation, nous en avons fait extraire les cent une propositions suivantes.

 

1. - Le spectacle d’opéra est fait pour tout le monde et ne doit être interdit pour personne.

2. - En défendre l’entrée à quelqu’un, c’est rétablir l’usage de la pénitence publique.

3. - Chacun est en droit, pour son argent, de juger des paroles et de la musique.

4. - On ne doit point ôter au public la liberté de huer ou d’applaudir.

5. - Ce n’est point assez pour la musique de flatter l’oreille, il faut encore qu’elle aille au cœur.

6. - C’est aux grâces qu’il appartient de toucher, car rien ne résiste à leur pouvoir.

7. - Sans les grâces, point de salut en aucun genre.

8. - Les grâces sont plus amies du simple et du naturel que du singulier et du merveilleux.

9. - On cherchait autrefois l’expression et le sentiment. On ne court plus aujourd’hui qu’après le bizarre et le difficile.

10. - Tous les genres sont dénaturés et c’est à la musique italienne que nous en avons l’obligation. Ce que Lully était en musique, Quinault l’était en poésie.

11. - Ils ont tous deux inventé le genre lyrique et l’ont tous deux porté à sa perfection.

12. - On a beau s’écarter de leur goût, il faudra toujours y revenir.

13. - De leur temps la danse était la moindre partie de l’opéra, c’en est aujourd’hui la principale.

14. - La danse haute ne l’emporte sur la danse basse que parce qu’il est plus aisé d’y réussir.

15. - Plus les mouvements de la danse sont rapides, moins on en peut remarquer les défauts.

16. - Ce n’est pas toujours par le succès d’une pièce qu’il faut juger de son mérite.

17. - Il ne faut souvent que décoration ou un tambourin pour faire réussir un opéra.

18. - Il y a tel opéra où le décorateur devrait partager avec le poète et le musicien.

19. - Le succès d’un opéra dépend souvent de la manière dont il est remis.

20. - Ce n’est ni à l’ancienneté, ni à la faveur à disposer des rôles, mais au mérite et à la convenance.

21. - À mérite égal, c’est à l’actrice la plus jeune et la plus jolie à avoir la préférence.

22. - La crainte d’une disgrâce injuste ne doit pas l’empêcher de soutenir ses droits.

23. - Il n’est pas permis d’être jeune, jolie et sage à l’Opéra.

24. - Trop de mérite nuit ; on n’efface pas les autres impunément.

25. - La loi de l’ostracisme s’est renouvelée de nos jours à l’Opéra.

26. - Les acteurs qui font le mieux entendre les paroles ne sont pas les plus propres à faire réussir les nouveaux opéras.

27. - Il n’y a point d’endroits où l’on se pique le moins de chanter juste que l’Opéra.

28. - Les applaudissements, sous prétexte d’encourager les acteurs, ne servent souvent qu’à les gâter.

29. - On est plus sûr d’être applaudi en jouant bien fort qu’en jouant fort bien.

30 - Les battements de main sont des applaudissements fort équivoques et presque aussi incommodes que les sifflets.

31. - Les vrais applaudissements sont ces moments de silence où l’on entendrait une souris trotter.

32. - Il n’est pas mauvais d’être jeune et jolie pour faire fortune à l’Opéra.

33. - Le manège et les talents y peuvent tenir lieu de beauté.

34. - L’Opéra est un Pérou pour les filles, quoique leurs appointements soient très médiocres.

35. - Il y en a telles qui sont sans appointements ou qui les abandonnent au directeur pour y rester.

36. - Quel abus que toute fille qui veut entrer à l’Opéra pour le chant ou pour la danse, soit obligée de rendre au directeur et au musicien de ballet le même hommage que les nouvelles mariées de la Troade étaient obligées de rendre au Scamandre !

37. - Tout se vend, tout s’achète, tout a son prix à l’Opéra, une place, un rôle, un air, un pas et jusqu’à une queue.

38. - Depuis que les robes de cour se sont introduites à l’Opéra, il n’y a pas jusqu’aux filles des chœurs qui ne portent des manchettes à cinq rangs.

39. - Il n’y a point d’endroit où le luxe et la luxure aient fait de nos jours plus de progrès qu’à l’Opéra.

40. - Les filles de l’Opéra ont aujourd’hui plus de pierres fines qu’elles n’en avaient de fausses autrefois.

41. - Leur en donner, c’est être dupe ; leur en prêter, c’est courir grand risque ; on n’en est pas toujours quitte pour les perdre.

42. - Jamais les femmes de théâtre n’ont eu tant de crédit ; il n’y a rien dont elles ne viennent à bout pour peu qu’elles se donnent de mouvement et on ne réussit aujourd’hui que par leur canal.

43. - Les filles d’Opéra ont partagé entre elles le gouvernement. L’une a le département de la guerre, l’autre celui des finances, celle-ci les affaires de religion, et celle-là le maniement des affaires étrangères.

44. - Si elles connaissaient leurs forces et pouvaient s’accorder entre elles, elles gouverneraient la cour, la ville et les provinces.

45. - Les filles ne devraient point rester à l’Opéra passé cinquante ans. N’est-il pas ridicule à cet âge de vouloir représenter Vénus ?

46. - On sait bien que les déesses ne vieillissent point, mais encore faut-il qu’elles aient des dents.

47. - Il y a telle fille à l’Opéra qui a dansé dès le ventre de sa mère.

48. - Les danseuses ont un grand avantage, c’est de pouvoir changer quatre ou cinq fois d’habit et de coiffure pendant un opéra.

49. - Les filles d’Opéra qui deviennent grosses ne sont pas toujours les moins sages.

50 - Quand une fille d’Opéra n’a que trois amants à la fois, il n’y a rien à dire.

51. - Il lui en faut pour le plaisir, pour l’honneur, et pour l’intérêt.

52. - Les premières faveurs des filles d’Opéra sont celles qui coûtent le moins et qui sont les moins dangereuses.

53. - Le plus grand danger avec les filles d’Opéra n’est pas de se ruiner.

54. - Il n’y a pas avec elles de meilleur préservatif que la crainte.

55. - Une crainte salutaire est le premier effet de la grâce et le plus solide remède contre la tentation.

56. - Les scrupules éclairés d’une conscience délicate sont à préférer à la folle confiance d’un zèle aveugle.

57. - Il est aisé de se faire illusion sur la pratiques des voies intérieures.

58. - Il en est de saines et de pures, et celles-là sont les canaux par où coulent les véritables grâces ; mais il en est aussi d’impures et de corrompues où l’on ne saurait entrer sans danger et sans s’exposer au repentir le plus cuisant.

59. - Comment démêler des voies qui se ressemblent si fort et d’où l’on sort si différent ?

60. - Un peu de défiance sur une matière si délicate est bien pardonnable.

61. - On peu se dispenser, pour sa conservation, d’un usage qui n’est établi que pour le plaisir.

62. - L’Opéra est un sérail privilégié qui n’est point sujet à la police.

63. - Le privilège des filles de l’Opéra s’étend jusqu’aux mères et aux tantes.

64. - Il semble qu’un opéra pourrait plutôt se passer de paroles que de danses.

65. - Moins il y a de paroles dans un opéra, plus il est sûr de réussir.

66. - Le grand nombre de pièces nouvelles ne sert qu’à ruiner l’Opéra.

67. - Le bon ordre de la régie serait de ne rien tirer de la caisse qu’après toutes les charges acquittées.

68. - Si les dettes de l’Opéra n’ont pas été acquittées au terme du papier, il n’y a pas d’apparence qu’elles le soient jamais.

69. - On avait commencé à bâtir un nouveau théâtre qui aurait pu acquitter les dettes de l’Opéra si quelqu’un eût voulu lui prêter encore 7 ou 8 cent mil francs pour l’achever.

70. - Il n’y a point d’État si difficile à gouverner que l’Opéra.

71. - Il serait à souhaiter que ce fût une femme qui en eût la direction ; on serait sûr du moins que ce serait un homme qui gouvernerait.

72. - Il est étonnant qu’avec le secours de l’Opéra-Comique, du Concert spirtuel et du bal, l’Opéra n’ait pu encore trouver le moyen de payer ses dettes.

73. - L’Opéra-Comique est l’endroit où la plupart des actrices font l’épreuve de leur vocation et essayent leurs talents pour le chant, la danse et la galanterie.

74. - La plus grande utilité dont il est pour l’Opéra n’est pas de lui payer tribut, mais de lui fournir des sujets et de lui élever de jeunes actrices et de jeunes danseuses dans toutes les vertus de leur état.

75. - L’Opéra-Comique est un séminaire où l’on a soin de former leurs moeurs et de cultiver les talents, et d’où l’Opéra tire ses meilleurs sujets.

76. - Si le magasin ne fournit point de sujets à l’Opéra, c’est qu’on ne leur donne pas le temps de les former, et qu’on les débauche en chemin.

77. - Ce qui dégoûte les actrices et les danseuses de former des élèves, c’est qu’elles ne profitent de leurs leçons que pour les supplanter et leur enlever leurs amants.

78. - La galanterie est un art où la maîtresse est souvent la dupe de l’écolière et où vous donnez des verges pour vous faire fouetter.

79. - La disette de bons sujets prouve la vieillesse de l’Opéra et annonce sa décadence et sa ruine prochaine.

80. - L’opéra est un poème bien différent de la tragédie. On n’y veut ni exposition, ni préparation, ni récit.

81. - L’un est un genre d’extension, et l’autre un genre de contraction.

82. - Il faut que l’action d’un opéra parle aux yeux et qu’on puisse l’entendre sans le secours des paroles.

83. - Chaque acte doit faire un tableau d’un genre et d’un caractère différent et dont le divertissement fait partie.

84. - Il suffit dans chaque acte d’un monologue et d’une scène principale qui finisse par un duo et qui soit précédée ou suivie d’un divertissement.

85. - On a vu dans ces derniers temps des ballets qui ont fait grand tort aux anciens opéras.

86. - Il y a tel acte de l’Europe galante et des Fêtes vénitiennes qui font plus de plaisir que les plus belles tragédies.

87. - Le ballet des Éléments peut servir de modèle dans le noble et celui des Fêtes de Thalie dans le comique.

88. - À l’égard de la pastorale, nous n’avons qu’Issé ; mais c’est un chef-d'œuvre dans son genre.

89. - À tout prendre, il n’y a point eu depuis Lully de plus grand musicien que Campra.

90. - Destouches a d’abord ici son rival, mais il n’y a que son premier ouvrage qui ait réussi et il a perdu du goût à mesure qu’il a acquis du savoir.

91. - Mouret, depuis les Fêtes de Thalie n’a rien fait qui en approche.

92. - Il n’y a point de musicien qui ait plus d’harmonie que Rameau ; mais sa musique est trop chargée d’accompagnements et il donne trop dans le goût italien.

93. - Il est étonnant que personne n’ait encore songé à nous donner l’histoire de l’académie de musique ; ce serait une histoire assez curieuse et qui pourrait servir de pendant à celle de l’Académie française.

94. - Ces deux académies ont beaucoup de rapport par leur objet, par les talents qu’elles rassemblent et par les circonstances de leur établissement.

95. - C’est d’Italie qu’elles tirent toutes deux leur origine ; elles ont eu l’une et l’autre pour fondateur un premier ministre, et un premier ministre cardinal.

96. - Leur but est également de perfectionner la langue et la musique ; elles ont eu l’avantage toutes deux de faire des colonies.

97. - Enfin l’académie de musique est l’endroit du monde où l’on se pique le moins de la savoir.

98. - Tant de conformité me fait croire que l’histoire de l’une ne serait pas moins intéressante que celle de l’autre.

99. - Le portrait des filles de l’Opéra ne figurerait pas mal avec celui des auteurs de l’académie. On pourrait juger de ceux et de celles qui auraient le plus travaillé par la liste de leurs ouvrages et de leurs intrigues.

100. – Il n’y a pas jusqu’au choix des sujets et aux réceptions qui pussent soutenir le parallèle.

101. - Enfin, pour la rendre parfaite, il ne manquerait à l’académie de musique que d’avoir un secrétaire et de pouvoir se choisir elle-même son directeur et son caissier.

 

Vous pouvez juger par là, mes très chers Frères, de quelle importance il est de supprimer de tels écrits et nous ne pouvons sans trahir les devoirs de notre ministère, différer plus longtemps d’un prononcer la condamnation.

À ces causes, de notre propre mouvement, en vertu de notre pouvoir spirituel et de notre infaillibilité, tant dans le fait que dans le droit, nous avons par ces présentes condamné et supprimé, condamnons et supprimons tant les 101 propositions ci-dessus énoncées que toutes les autres contenues auxdits écrits, de quelque nature et qualité qu’elles puissent être, même celles qui seraient contradictoires, et en conséquence faisons très expresses inhibitions et défenses à tous fidèles de l’un et de l’autre sexe d’en garder et retenir aucun exemplaire, sous peine d’encourir l’excommunication ipso facto, et leur ordonnons, sous la même peine, de recevoir et accepter purement et simplement et aveuglément la présente Constitution, nonobstant toute peine, scrupule, répugnance et mouvement de conscience à ce contraire. Donné à Cythéropolis, en notre siège patriarcal, l’an de grâce 1736. Signé Pancrace, et plus bas Mariette.


  • 1Note - Le texte de 1736 ne semble pas avoir été imprimé tel quel. Il l’est en 1754 sous le titre de Constitution du patriarche de l’Opéra qui condamne cent une propositions extraites de deux écrits intitulés Réflexions sur les vrais principes de l’harmonie et Lettre sur l’origine et les progrès de l’académie royale de musique. À Cythéropolis, 1754, 32 p. où il est attribué à François-Antoine Chevrier. Seul le titre a été modifié. Le voir paraître vingt ans après sa rédaction a de quoi surprendre, même si la situation qu’il décrit n’a pas guère changé. Il ne figure pas dans les bibliographies classiques de Chevrier (Bibliothèque Nationale, Cioranescu). L’attribution peut semble-t-il s’interpréter de deux façons : soit c’est un travail mercenaire accompli par Chevrier pour gagner quelques écus, mais de trop peu d’importance pour entrer dans la liste de ses oeuvres ; soit c’est une erreur : on l’aurait confondu avec d’autres écrits de Chevier, très actif dans les années 50 sur l’histoire des spectacles de Paris. On notera le pastiche, peu exploité d’ailleurs, de la fameuse bulle Unigenitus qui contient 101 propositions condamnant l’œuvre de Pascal Quesnel. Par exemple la fin du passage introductif reprend les termes de la condamnation énoncée dans la Bulle. Enfin les deux opuscules que le texte de 1736 feint de condamner ont toute chance d’être imaginaires, ne se retrouvant nulle part.

Numéro
£0205


Année
1736




Références

Maurepas, F.Fr.12634, p.49-61 - F.Fr.13661, f°309-325 - F.Fr.15148, p.1-40