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Sans titre

Kiousmen1 ayant été naturalisé par les beaux esprits vint prendre séance dans leur assemblée le… 1728 et leur récita un remerciement fort pathétique qui grossira le volume de ces lettres qu’il écrit en Perse. On ne donne que la réponse du directeur conçue en ces termes.

 

Monsieur,

Nous admirons en vous un homme également distingué par la magistrature et par la poésie. Il est vrai que la supériorité de votre génie ne dépend plus des fonctions de judicature, et que votre modestie ne prend point l’enseigne des muses ; mais comme vous paraissez magistrat sans l’être, vous êtes poète sans le paraître. Oui, Monsieur, il ne manque à votre poésie que les rimes, et ce sont les richesses que vous trouverez parmi nous. L’exactitude à les chercher, le soin de composer les phrases, d’analyser les mots, de multiplier les synonymes, enfin la mécanique de l’art, sont les plus chers objets de nos veilles ; pour l’enthousiasme audacieux, l’excès des hyperboles, la bizarrerie des fictions, l’indépendance des pensées entre elles, la pompe du style, la hardiesse des sentiments, tout cela ne peut vous être contesté, et se trouve prodigué dans vos discours familiers et dans ces lettres inestimables qui font la solide base de votre réputation.

Que le style épistolaire est surpris (car je personnifie tout à votre exemple !), qu’il a peine à se reconnaître dans ces parures si nouvelles. Tel est le caractère oriental que vous avez si bien assorti à l’air aisé de notre nation, et que vous avez si heureusement embelli ; il n’était que grave et sentencieux, vous l’avez rendu plaisant, satirique et bouffon.

Silence, public indiscret, silence : n’oppose point l’Effendy, l’homme de loi, au disciple de Momus. L’un a fait éclipse à l’autre. Thémis aurait beau s’en plaindre, Monsieur, n’est-ce pas assez pour elle que d’avoir vu sa liste honorée de votre illustre nom ? Elle n’a plus de droits sur vos précieux moments, et ne faisons-nous pas tous les jours des conquêtes sur elle ? N’allons-nous pas jusqu’au fond des provinces arracher d’entre ses bras les jurisconsultes et les praticiens ? Une déesse si prude et si austère aurait bonne grâce à réclamer un perfide aussi aimable que vous ; comment pourrait-elle le fixer ?

J’avoue que votre prédécesseur fut de ses amis 2  mais ce n’était qu’un avocat peu favorisé des biens de la fortune, homme dont l’origine n’était ni relevée ni déguisée par des titres d’acquisition. Il ne devait son nom qu’à ses succès, à un travail aussi long que sa vie, et à tant d’ouvrages qui caractérisaient également la beauté de son esprit et la pureté de ses sentiments. Vos écrits sont d’un genre à part, mais quand vous n’auriez rien fait, notre perte est trop avantageusement réparée ; car nous ne jugeons pas ici des auteurs par les volumes qu’ils ont produits (nous laissons au faible vulgaire la féconde pensée) mais par ceux qu’ils peuvent produire et l’on ne manque jamais de nous en croire sur notre parole.

Outre vos talents sublimes, Monsieur, outre ce génie si enjoué dans les matières sérieuses, et si solide dans les bagatelles, il est une qualité qui vous distingue et que la compagnie ne pourrait se défendre de couronner. Les hommes ordinaires se ressemblent presque tous ; les héros de l’esprit sont marqués par la singularité. L’Académie est un concert où l’harmonie résulte de l’extrême diversité des parties ; l’un a pour soi, outre le précieux du langage qu’il distribue également dans les billets amoureux et les observations anatomiques, une adresse singulière pour détrôner l’antiquité et pour arracher à Théocrite et à Virgile les suffrages de tous les hommes et de tous les siècles ; l’autre caractérise ses chansonnettes par la profondeur du raisonnement ; tel sait égayer les matières de la religion ; tel a le don de jeter dans le même moule des poèmes épiques et des fables métaphysiques, et après avoir rimé des psaumes et des heures il consacre aux opéras les derniers moment de sa vieillesse3 .

Votre caractère dominant, Monsieur, est une certaine flexibilité d’esprit et de mœurs qui se prête à tout, qui cède, qui se plie, et qui nous donne en vous non un greffier solaire, mais le greffier des temps et du vent4 .

Précieuse légèreté, féconde ressource contre les fausses, qualité qui les fait et qui les répare, qui vous fermait l’entrée de l’Académie et qui vous l’ouvre ! Permettez-moi, Monsieur, de relever cette circonstance ; elle est trop à votre honneur pour la taire.

Notre gloire élevée depuis dix ans au plus haut degré par notre choix judicieux, avait excité l’envie ; quelques auteurs témérairement favorisés du peuple ont amené la mode de nous manquer de respect ; le torrent vous entraîna ; votre légèreté fut coupable ; vous écrivîtes en Perse à notre désavantage, mais votre légèreté vous ramène comme elle vous avait égaré ; elle vous laisse toucher au remords dont ces opiniâtres sont incapables. Vous nous avez priés d’oublier tout ; hélas ! nous n’avons pas besoin d’ennemis ; nous nous sommes réconciliés avec vous, et après un flux et reflux d’oppositions ordinaires aux grands traités, vous épousez enfin celle que vous aviez déshonorée.

Que nos censeurs soient confondus en ce grand jour ; jusqu’ici nous ne leur avons opposé qu’un silence dédaigneux, comme Ajax au jugement des Grecs tumultueux. Ou si nous avons parlé, ce n’a été qu’à des grands peu sensibles à nos querelles, et toujours persuadés qu’on ne les attaque pas quand on critique nos écrivains.

Vous, Monsieur, à qui le Ciel a donné si librement le talent de la satire, déployez contre nos adversaires ces armes victorieuses dont vous avez accablé les plus grands potentats de l’Europe ; n’épargnez pas ce ridicule que vous répandîtes en 1720 sur le gouvernement d’une puissante monarchie5 . Vengez-vous, vengez-nous, ce n’est à qu’à ce prix que nous vous avons pardonné.

 
  • 1Montesquieu, président à Bordeaux.
  • 2Monsieur de Sacy, avocat au Conseil, traducteur des lettres et du panégyrique de Pline.
  • 3La Motte. La mort le surprit dans ce travail.
  • 4Le même appelle ainsi dans ces fables le Cadran solaire, dans la 3e fable, et la 2e dans le même style est appelée la Girouette.
  • 5Lettres persanes, tome 2, P.222.

Numéro
£0429


Année
1728

Auteur
Roy



Références

Bouquet académique, p.27-33