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Véritable réponse de la Dlle Jacquet

 

Véritable réponse de la Dlle Jacquet au factum de la Dlle Petit avec le jugement de Messieurs les commissaires députés du public.

 

Messieurs,

Je pensais que la Dlle Petit avait assez fait contre elle-même par la pièce qu’elle a publiée pour ne me laisser rien à ajouter aux opprobres dont elle se couvre. J’avais quelque répugnance à rouvrir une plaie si profonde et je me reprochais, en attaquant sa réputation, de frapper un cadavre. Mais puisqu’elle porte sa malignité jusqu’à faire répandre sous mon nom une prétendue défense qui ferait son triomphe si j’avais eu la lâcheté d’y participer, il est juste que mon désaveu détrompe aujourd’hui le public et que je mette au jour les véritables moyens qu’une plume fidèle et équitable avait préparés en ma faveur, avant même qu’on vît paraître l’écrit supposé de ma partie.

Prête à descendre aux Champs-Elysées sous ces sombres avenues de myrtes destinées aux héroïnes de Cythère, faut-il que mon âme fugitive fût arrêtée sur les bords du tombeau par les cris injurieux de mon adversaire ? Craint-elle donc que sa honte soit ensevelie sous le théâtre de l’Opéra ? Veut-elle que son nom passe à la postérité dans les fastes scandaleux de notre siècle ? Il faut seconder ses intentions.

Il est vrai, Messieurs, je l’ai révélé, ce crime qui sera peut-être funeste à mes jours pour en avoir été seulement témoin ; mais si c’est une faute de publier l’infamie de qui prend si peu de soin de la cacher, qui n’eût pas commis cette faute à ma place ? Je passe devant la loge d’une actrice, lieu qui doit être interdit même aux regards profanes des petits-maîtres. J’entends une conversation entrecoupée, des cris étouffés par un soupir qui n’était point monté sur le ton de la douleur, des mots d’une familiarité suspecte. Le dirai-je ? Enfin j’entends les termes sacramentaux des mystères amoureux. J’approche – téméraire curiosité – Hélas ! n’est-elle pas de l’essence de notre sexe ? La loge entrouverte laisse un passage trop facile à mes rapides regards ; je les y porte avec timidité ; je les en détourne bientôt avec confusion. Quel spectacle effrayant pour la pudeur ! J’ose à peine m’en rappeler la mémoire. Tout ce que je me permettrai de dire, c’est que la toile était levée, et qu’au bruit de mon passage, on s’empressa de la baisser. J’en avais assez vu pour être certaine de la scène qu’on venait de jouer. Plus troublée que les acteurs mêmes du scandale, je fuis précipitamment. La Dlle Coupé fut la première personne qui s’offrit au transport de ma surprise. L’émotion où j’étais excita en elle un désir pressant d’en savoir la cause. Mes yeux lui avaient déjà fait la moitié de la confidence ; ma langue eut l’imprudence d’achever. En l’état où était cette fille, pouvais-je refuser de satisfaire une envie qui paraissait si forte, et l’affectation du mystère n’eût-il pas tiré à conséquence ? Cette complaisance cependant m’a coûté des regrets mortels, et je me la reproche comme une faiblesse. Je conférais sur la nécessité du secret avec Mlle Cartou, lorsqu’elle m’apprit que cette aventure était déjà publique à l’Opéra et qu’elle avait passé les portes.

Voilà les principales circonstances du fait que mon adversaire me force de détailler par les accusations téméraires d’imposture et de calomnie dont elle me charge. Voilà ce qu’elle appelle mes lubriques visions. L’épithète ne me surprend pas ; elle en a trouvé la source en elle-même. Avec plus de malignité dans le cœur et moins de naïveté dans l’esprit, ma relation eût été plus réfléchie, et j’aurais pu lancer le trait en me mettant à l’abri des suites. Une fable se débite dans le monde sans déclarer son auteur. Mais on ne déguise pas sa voix pour raconter une vérité ; c’est précisément le cas où je suis.

Qu’il me soit permis maintenant d’examiner les moyens qu’emploie ma partie pour établir son innocence. La critique n’en sera ni longue, ni difficile. Je ne sais ce que prétend la Dlle Petit par le portrait avantageux d’elle-même qui décore le frontispice de son factum. Nouvelle Phryné veut-elle séduire ses juges par l’exposition de ses appas ? Qu’importe à la vérité du fait dont il s’agit la vivacité de ses petits yeux et la laideur qu’elle me prête ? J’ignorais le prix de mes faibles appas si on ne me l’avait fait sentir plus d’une fois par des preuves moins équivoques que l’encens de son défenseur. Car je l’avouerai, je n’ai point comme elle de mère si au fait des grands et des petits yeux. La mienne n’en a jamais fait commerce.

Quelle rage a porté la Dlle Petit à humilier ses anciennes compagnes ? Son introduction illégitime à l’Opéra n’avait-elle pas assez dégradé notre ordre ? Pourquoi lui donner de nouvelles atteintes par les parallèles qu’elle en faits avec celui des publicains ? Sa comparaison également injurieuse à ces deux ordres était d’autant moins nécessaire qu’elle est fausse dans le principe. Car premièrement les publicains n’ont point la propriété des biens qu’ils exercent et dont le recouvrement les enrichit, au lieu que nous faisons valoir nos propres fonds. Secondement ils sont comptables des impôts qu’ils lèvent au nom du prince, et nous ne rendons compte à personne des levées que nous faisons sur nos contribuables.

Tels sont néanmoins les plus solides fondements de l’apologie de la Dlle Petit. Elle prétend qu’on lui prouve la subornation des deux seuls témoins qui déposent pour elle, et ces témoins irréprochables sont sa coiffeuse et le tailleur de l’Opéra. Mais ignore-t-on que ces sortes de gens sont naturellement subornés par état ? De quel poids les dépositions de ces deux graves personnages peuvent-elles être contre sept autres qui viennent à l’appui du témoin oculaire ?

La Dlle Petit pour dernière ressource invoque encore un témoignage qui est récusable de plein droit. C’est celui de son amant, devenu, dit-elle, le plus ardent de ses défenseurs. Les moyens de récusation sont trop palpables pour les relever. S’il n’y a de la connivence, on entrevoit du moins bien de l’indulgence ou de la faiblesse dans ce témoin.

Mais c’est en appelant de la sentence de proscription prononcée contre elle par M. T… que l’accusée fait connaître encore plus l’évidence et l’énormité du scandale dont elle est auteur. Cet homme, galant, quoique subordonné, est trop consommé dans la matière qui fait l’espèce de ce procès pour l’avoir condamnée, comme il a fait, sans une pleine conviction de son crime. D’ailleurs son zèle pour les bienséances est assez modéré pour qu’on ne puisse pas le soupçonner de lui avoir sacrifié l’innocence

Dans ces circonstances, Messieurs, puisque le crime de mon adversaire est établi de la manière la plus convaincante et la plus complète, j’ose vous demander à mon tour que les accusations atroces dont elle m’accable, retombent sur elle et qu’un mépris universel l’ensevelisse pour toujours dans une honteuse obscurité.

Est signé : Jacquet.

 

Extrait des registres de la commission de Messieurs les députés du public.

Nous, commissaires, députés et délégués extraordinairement pour juger en dernière instance et définitivement la contestation pendante entre la Dlle Petit d’une part, danseuse de l’Opéra, révoquée pour fait d’indécence et de scandale, et la Dlle Jacquet d’autre part, accusée par la Dlle Petit de calomnie et d’imposture.

Après avoir examiné les écritures et les productions des parties, notamment le factum en forme de plainte, signifié par la Dlle Petit, la première réponse au factum, publiée sous le nom de la Dlle Jaquet, et qu’elle dit n’être point signé d’elle, et la seconde réponse de ladite Jacquet, intitulée Véritable réponse, et les pièces mises sur le bureau et lecture faite d’icelles,

Ouï les conclusions de Me Pancrace, procureur général de la commission, tendant à ce que, attendu l’obscurité du cas des parties, dans lequel il aurait confessé ne voir goutte malgré ses lunettes, elles fussent renvoyées à cent ans ? d’une pareille disposition ? dans le même cas.

Tout vu, et tout considéré, nous avons mis et mettons les parties hors de cour et de procès, dépens compensés ; ce faisant, leur faisons défense d’écrire ni produire dans la suite nouveaux factums, mémoires, défenses, répliques ou tripliques l’une contre l’autre sous peine de n’être point lus. Ordonnons en conséquence que les accusations respectives d’indécence et de calomnie soient nulles et comme non avenues, toutes choses demeurant en l’état.

Défendons en outre de parler des Dlles parties en bien ni en mal, sauf à les siffler, si le cas y échoit. Si mandons R*. [sic

Donné au magasin de l’Opéra en la chambre de la commission, le premier jour de l’équinoxe et le 29 de la lune.

Par la Chambre, signé : Bridoye

 

 

Numéro
£0333


Année
1740




Références

F.Fr.15150, p.35-51 - BHVP, MS 561, f°210-215


Notes

Suite de £0292 et £0293