Idée du caractère de Louis XIV
Idée du caractère de Louis XIV
Envoyée à un particulier de province chargé d’en faire l’éloge1
Je veux bien, Monsieur, vous satisfaire et vous donner une idée telle vous la souhaitez du feu Roi, et en la conciliant avec celles que ke Public a déjà de ses vertus et de ses qualités, il vous sera aisé de louer noblement le Prince du monde qui l’a le mieux mérité.
Le feu Roi, par la seule majesté de sa personne se faisait reconnaître si bien pour le maître dans la foule de ses courtisans que qui que ce soit n’aurait pu s’y méprendre. Mais quelque imposant qu’il fût par son air, il écoutait avec tant de bonté qu’on se trouvait d’abord animé de l’aisance qu’il inspirait à lui parler, sans qu’on pût néanmoins se flatter de soutenir son regard le moment d’après avec plus d’assurance qu’auparavant. En effet, dans quelque habitude qu’on fût de le voir de près, il était impossible de se familiariser avec autre chose que le profond respect qu’il inspirait, et cette espèce d’anéantissement où il semblait réduire par sa seule présence le reste de sa cour. Il avait beaucoup d’esprit, et l’esprit naturellement enjoué, néanmoins il parlait peu en public ; mais tout ce qu’il disait était d’un grand jugement, d’une grande sagesse, et toujours obligeant. Personne au monde ne gardait mieux son secret, ni avec moins d’art ; et lorsqu’il voulait se prêter à la conversation il faisait un récit en peu de mots, d’un air si noble et avec tant d’agrément, qu’on ne pouvait s’empêcher de le reconnaître Grand jusque dans les plus petites choses. D’ailleurs on peut être assuré que c’était l’homme de son royaume le plus poli. On l’a dit souvent et avec raison, qu’il assaisonnait ses dons de manière qu’il faisait aimer encore plus sa personne que les grâces qu’on en recevait. Les grands et les petits étaient également charmés de lui dans ces occasions dont il possédait l’art de mesurer ses politesses au rang d’un chacun, sans se commettre ni sans rien perdre de sa grandeur. Son affabilité pour les ambassadeurs et pour les seigneurs étrangers excitait en eux d’autant plus d’admiration qu’en le voyant pour la première fois, ils se trouvaient dans un aussi grand embarras que ses propres sujets et dès qu’il leur avait fait l’honneur de les entretenir, il leur paraissait si fort au-dessus des merveilles de sa réputation qu’ils en demeuraient dans une espèce d’étourdissement. Mais ce qui surprenait toujours, c’est la facilité, l’air de grandeur et la solidité dont il répondait à toutes les harangues, à celles des étrangers comme à celles que les différents corps de son royaume lui adressaient selon les événements, avec cette différence néanmoins que dans les temps difficiles il parlait à ceux-ci d’une manière si touchante sur son extrême envie de soulager les peuples qu’il en arrachait des larmes à tous les assistants.
Personne n’était mieux au fait du gouvernement de sa maison, ni meilleur maître ; aussi ses officiers remplissaient-ils leur devoir avec tant d’exactitude qu’on ne croit pas que le service près de sa personne ait manqué d’un seul quart d’heure pendant soixante-treize ans de règne. Il est vrai qu’il s’assujettisait aux heures qu’il donnait et tout se passait d’un air si uniforme et si tranquille qu’à peine s’apercevait-on qu’on fût dans la cour la plus nombreuse en officiers et pour le service le plus magnifique de l’univers.
Ses plaisirs les plus vifs dans sa jeunesse ni ses plus grandes maladies ne l’ont jamais détourné de son extrême application aux affaires, et on est sûr qu’il n’a manqué en sa vie aucun conseil, quoiqu’il s’en tînt cinq ou six par semaine. Ce ne fut que quelques jour avant sa mort qu’il discontinua de travailler aux affaires publiques pour ne plus s’occuper que de celles de son salut ; encore donna-t-il ses ordres en ces moments sur la destinée du jeune Dauphin, du nouveau gouvernement et de la cour avec autant de sang-froid qu’il les donnait ordinairement lorsqu’il partait pour quelqu’une de ses maisons.
Jamais prince n’a eu de meilleures intentions dans le gouvernement, et ne les a mises en œuvre avec plus de promptitude et d’intrépidité, quand l’occasion s’en est présentée ou que la nécessité d’agir autrement ne l’en a pas détourné. Aimant le vrai mérite, il le préférait à tout dès qu’il lui était connu et alors rien au monde ne l’eût ébranlé dans le choix qu’il en avait fait.
Jamais père aussi ne fut plus tendre pour sa famille et n’essuya de ce côté-là de plus tristes catastrophes. Mais alors cette apparence de sérénité qu’il s’efforçait de répandre en public sur sa personne lui faisait d’autant plus d’honneur que l’on savait avec quelle effusion de larmes il se livrait à la douleur dans le fond de ses appartements. Il y pleurait en père la mort de ses enfants, et il se montrait en roi aux yeux de ses sujets.
Souvent, dans les différents événements de la dernière guerre, que nous croyions tout perdu, sa seule assurance nous remettait de nos effrois, et dérobant au public les ressources que sa fermeté, sa longue expérience et son habileté lui fournissaient dans ces tristes cnjonctures, i lfaisait si bien à l’uniformité de sa conduite qu’il ne nous laissait rien entrevoir de dérangé dans les affaires. Cette grandeur d’âme qui se soutenait si parfaitement dans l’adversité ne l’abandonnait pas dans les occasions où il aurait eu de justes raisons de s’applaudir de ses succès ; néanmoins rien ne lui échappait alors qui marquât l’homme trop flatté de lui-même, ou immodérément occupé de ses victoires ; et s’il vit ses sujets en assurer la mémoire par des monuments aussi magnifiques qu’extraordinaires, il souffrit cette sorte d’hommage de leur tendresse avec assez d’indifférence pour n’en être point ébloui, mais avec assez d’habileté dans l’art de régner, pour permettre à ses peuples de se rassasier selon leur goût de la gloire de leur souverain.
Nourri dès l’enfance dans l’amour des armes et s’étant comme naturalisé le goût de la victoire, avec quelle facilité cependant renonçait-il à ce charme éblouissant, autant de fois que l’intérêt de l’Europe demandait la paix ? Les cours étrangères pourraient en rendre témoignage, et le rendront sans doute si la crainte frivole qui les rendait si peu sincères sur se vertus pendant sa vie, se trouve enfin anéantie apès sa mort. Mais pour nous, à qui il avait la bonté de rendre publiquement compte de ses démarches pour finir des guerres qui nous devenaient onéreuses par leur durée, pourrions-nous lui refuser le titre glorieux de prince pacifique, quoique nous l’ayons presque toujours vu les armes à la main ? Et dirions-nous qu’il fût moins amateur de la paix pour ne l’avoir jamais pu obtenir qu’à force de conquêtes ?
Ses grandes qualités pour la guerre ne nuisaient en rien à celle que demandait le gouvernement intérieur d’un aussi grand royaume que le sien. Il aimait par dessus tout la justice ; elle était pour lui si respectable que souvent on l’a vu se condamner lui-même.
Ceux en faveur de qui il aimait à descendre jusqu'au doux commerce de l’amitié pourraient mieux que personne nous découvrir les qualités les plus intéresantes de son cœur, avec quelle facilité il se rendait aimable, et à quel degré éminent il leur paraissait posséder toutes les vertus de l’honnête homme, la sensibilité, la douceur, la droiture, la candeur. Mais quelque discrète que fût cette société choisie, il s’en échappait toujours quelques traits qui gagnaient bientôt les appartements et toute la cour, et à mesure qu’ils se répandaient il se formait dans tous les cœurs de nouveaux sentiments de tendresse et d’admiration pour sa personne.
Mais enfin tant de vertus et de si grandes qualités parurent avec tout leur éclat dans le cours de sa dernière maladie. Il apprit de la personne du monde à qui il était le plus attaché, qu’il n’y avait nulle ressource pour lui, qu’il fallait qu’il mourût, et il l’apprit avec une résignation si tranquille que par cela seul se trouve justifiée sans équivoque la grandeur d’âme avec laquelle il soutenait toutes les disgrâces de la vie. Quoi, disait-il en voyant fondre en larmes tout le monde, s’était-on persuadé que je dusse vivre toujours ? Pour moi, Dieu m’a fait la grâce de n’en rien croire, et de me regarder comme un homme qui périssait à chaque instant. Son cœur dès ce moment ne fut susceptible que de cette haute piété dont il faisait profession depuis tant d’années. L’attendrissement de toute sa cour, les pleurs de toute la famille royale ne lui arrachèrent que des consolations pour tous les princes, des sentiment dignes d’être à jamais gravés dans tous les cœurs et de ces marques d’une compositin si parfaitre qu’il serait difficile d’en détourner son attention et de n’en pas faire le fondement de sa conduite.
Quel spectacle de voir ce grand prince dans le lit de la mort, anéanti à la vue d’un Dieu qu’il va recevoir pour la dernière fois, les mains croisées sur la poitrine, les yeux fixés au Ciel, au milieu d’une cour désolée et sanglotante, et seulement occupé des prières de l’Église ! Quel spectacle encore une fois de le voir si proche d’être dépouillé de toute sa grandeur humaine ! Mais quelle gloire pour lui de descendre avec tant d’indifférence du plus beau trône du monde dans le tombeau, et pendant sept jours et sept nuits d’attendre sans aucune espérance pour la vie, mais sans aucun effroi de la mort, le terme fatal où il va être réduit en poussière !
Il ariva enfin ce moment terrible et ce grand prince le vit venir d’un œil tranquille, mais avec un cœur plein d’une foi vive et d’une tendre confiance en la miséricorde de son Dieu. Il mourut à huit heures et un quart du matin, le premier jour de septembre mil sept cent quinze, la soixante et dix-septième année de sa vie, et le soixante et treizième de son règne et sa mort n’a surpris que son peuple. Notre longue habitude à l’aimer, à le respecter et à l’admirer, nous le faisait regarder presque comme immortel, et pendant que lui seul envisageait la mort de près et qu’il s’y disposait depuis tant d’années, nous ne pouvions nous persuader qu’il dût finir. Mais hélas ! nos idées ni nos vœux n’ont pu prolonger d’un moment cette précieuse vie. Il avait demandé au Ciel la paix de l’Europe avec tant d’instances qu’il l’avait enfin obtenue, et c’est dans le sein de cette même paix qu’il a rendu les dernier soupirs. Heureux après cet événement si Dieu ne s’était empressé de nous l’enlever pour le mettre dans ses tabernacles. Sans doute quelques années encore de vie nous eussent procuré la tranquillité qu’il nous avait préparée par de si grands travaux, mais que la Providence a voulu que nous ne deussions qu’au prince le plus près de son sang, et le plus rempli de ses vertus.
J’ai l’honneur d’être, Monsieur, votre etc.
A Paris, ce 20 octobre 1715
- 1Les deux pièces qui suivent (£0125, £0126) vont effacer celles qui ont tenté de ternir la mémoire du roi (M.).
F.Fr.12796, f°82v-87r