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Réponse au factum publié sous le nom de la Dlle Petit, ci-devant actrice de l’Opéra, pour Mlle Jacquet, accusée d’imposture et de calomnie

Réponse au factum publié sous le nom de la Dlle Petit, ci-devant actrice de l’Opéra,

pour Mlle Jacquet, accusée d’imposture et de calomnie

 

Messieurs,

J’avais voué un généreux silence aux imputations injurieuses et aux éloquentes invectives de la Dlle Petit ; j’avais résolu de ne leur opposer que le mépris dû à sa personne ; mais le nom de Calomniatrice, si nouveau pour moi, m’’a paru intéresser tellement l’honneur de la Profession, que mon innocence se trouve forcée d’élever aujourd’hui sa voix pour vous demander justice à mon tour. Le Procès qu’on m’intente injustement est, Messieurs, actuellement par devant vous. Vous êtes saisis de la contestation  par le fait de ma Partie même, et les pièces sont sur le Bureau. Il est question d’examiner les prétendus griefs de mon Adversaire, la discussion n’en sera pas longue, et j’y répondrai sommairement.

Les différends d’éclat entre particuliers tournent toujours au profit du Public qu’ils amusent et qu’ils divertissent. Le Public a les revenants-bons de toutes ces scènes réjouissantes que ces sortes de démêlés font naître ; mais ils répandent aussi fort souvent un certain lustre sur des personnages obscurs qu’on aurait toujours ignorés s’ils n’avaient pris soin de se faire connaître. Tel est précisément le cas où nous nous trouvons la Petit et moi. Humbles actrices des Chœurs, condamnées par la médiocrité de nos talents à figurer entre des coulisses, et tout au plus à faire nombre sans la contestation dont il s’agit, qui jamais eût soupçonné notre existence ? Grâce aux soins de mon Adversaire, vous avez de jolis portraits de nous, et ces deux curieux morceaux deviendront une pièce de Cabinet. Je pardonne à la charmante Petit de m’avoir affublée en Cyclope femelle. On sait que pour entrer à l’Opéra, il ne faut point faire preuve de beauté. Il est rare d’y trouver des attraits naturels. Dans ce pays merveilleux tout n’est qu’artifice, illusion et prestige. Nous ressemblons à nos perspectives, et nous sommes proprement nous-mêmes une sorte de décoration. L’art épuise toutes ses ressources pour nous aider à tromper les yeux. Le mérite personnel d’une Actrice consiste à faire valoir de faibles attraits, à changer ses défauts mêmes en agréments, et enfin à faire adorer quelquefois jusqu’à la laideur. Ainsi l’esprit ou l’adresse est chez nous d’un plus grand usage que la figure, et la supériorité que j’ai sur mon Adversaire à cet égard peut bien compenser, ce me semble, les petits avantages qu’elle exagère tant. Je lui passe sa taille, et ses petits yeux vifs qui en valent bien de plus grands à ce que dit sa mère. On voit que ces petits yeux vifs débutaient assez joliment, et les connaisseurs qui, apparemment, ne les avaient pas encore remarqués, doivent bien les regretter aujourd’hui.

J’adopte volontiers les maximes établies par mon Adversaire au sujets des devoirs de notre état. La comparaison des Actrices avec les Fermiers Généraux est un morceau brillant, digne d’une plume plus exercée que la mienne. Mais je la trouve un peu hardie et je ne l’aurais pas poussée si loin. Nous devons des ménagements à ces Messieurs, dont le goût constant pour l’ordre des Actrices, nous fait sentir de plus en plus la conformité de nos conditions.

Je viens à l’exposé du fait.

Il y a deux choses à examiner dans le récit de mon Adversaire : premièrement le fait en lui-même, tel qu’il est détaillé dans le Factum ; deuxièmement le personnage que j’ai fait dans cet événement. Il s’agit de trouver, d’une part, dans les circonstances du fait l’innocence dont se prévaut la partie, et d’un autre côté de voir dans la conduite que j’ai tenue, ce qui fonde le nom odieux de Calomniatrice dont on me décore.

La Dlle Petit est dans sa loge ; un homme assiste à sa toilette et lui débite de jolies choses sur son teint, sa peau et sa taille. Voilà Mlle Petit enivrée d’encens et son imagination toute préparée à recevoir des impressions encore plus flatteuses. Un homme de condition vient à passer, il dit des folies à la belle ; des folies sont plus piquantes que de fadeurs, mais la sagesse dicte les réponses.

Cependant on s’enfile… de conversation, et puis les mains sont de la partie ; on s’agace par de petits coups, adieu la sagesse et la gravité. Ma chère Compagne, en fille bien née n’est point accoutumée à demeurer en reste, et ne veut pas surtout avoir le dernier ; elle court après son homme, le rejoint et bientôt lui fait demander quartier. Je passe dans l’instant du combat. Il était en effet assez difficile de distinguer d’un premier coup d’œil s’ils en étaient aux préliminaires ou à la chose même. Mais je suis naturellement poltronne et j’imitai ces espions peu aguerris qui quittent la place aussitôt qu’ils voient deux corps de troupes s’ébranler, sans être curieux du conflit. Je gagnai aussitôt le Théâtre, je rencontrai Mlle Cartou, et je lui contai tout simplement ce que j’avais vu sans aucune charge. Voilà dans quelles circonstances je vous laisse à démêler, Messieurs, l’innocence de Mlle Petit. Pour moi, sans entrer dans le mérite du fond, je vois du moins bien de l’imprudence de sa part. La galanterie conduite avec les égards qu’on se doit à soi-même n’est plus regardée chez nous comme un crime et devient presque une vertu de notre état, parce que nous lui devons à coup sûr la meilleure part des agréments qui nous font réussir en public. Mais il ne faut point apporter l’air du libertinage sur le Théâtre. Allumons-y toutes les passions que nous sommes capables de faire naître, lançons des traits inévitables aux chœurs qui viennent s’offrir à nos coups, mais soyons-y comme dans un fort impénétrable à ceux de l’Amour. C’étaient à peu près les réflexions que je confiais à Mlle Catrou, croyant ne parler que pour elle ; mais des oreilles attentives surent nous dérober notre entretien. Ainsi l’histoire se répandit, plus ou moins chargée selon le degré de malignité qu’elle acquérait en passant de bouche en bouche. De là les ris et les regards fréquents dont se plaint avec raison la Dlle Petit. Suis-je donc une calomniatrice pour m’être alarmée sur des apparences qui ont  causé tant de scandale, et dont les conséquences m’intéressaient avec tout le corps des Actrices ? Mais à qui pourra-t-on prouver que j’aie dénoncé la Dlle Petit pour mériter le nom de Délatrice ? M. de T, qui sur cet article entend raillerie mieux qu’homme au monde, aurait-il sur mon seul témoignage fait un exemple aussi sévère ? Je ne suis rien dans toute cette affaire, Messieurs, je ne suis ni témoin ni Dénonciatrice, et je ne sais par quel endroit Mlle Petit m’a démêlée pour décharger son dépit sur moi.

Les moyens de récusation articulés contre ma personne sous cette qualité prétendue de Dénonciatrice ou de Témoin, ne sont pas mieux fondés que le reste. L’histoire de ma vie qu’on n’ose détailler est le premier de ces moyens. Or vous jugez aisément, Mesieurs, que mon histoire est à peu près la sienne : intrigues, galanteries, manèges et quelques infidélités peut-être, car pourquoi ne l’avouerai-je pas ? Voilà le tissu de notre vie, nous sommes toutes de même ; il n’y a que les mœurs qui nous distinguent, et je ne crois pas qu’elle gagnât beaucoup au parallèle de nos mœurs. Le second moyen est que mon Amant m’a quittée depuis un an par une raison sue de M. Pibrac. Aurais-je bonne grâce de donner ici la liste des Amants qui ont quittée et repris tout à tour Mlle Petit ? Comment donc peut-elle me faire un crime de ces vicissitudes attachées nécessairement à notre profession ? Quand il serait vrai qu’un accident comme celui qu’elle fait soupçonner m’aurait fait perdre mon Amant, n’est-elle pas elle-même exposée tous les jours au même inconvénient, et sans interpeller son chirurgien, je vous laisse imaginer, Messieurs, s’il y a toute la sûreté possible avec de petits yeux vifs tournés comme les siens.

La Dlle Petit, effrayée du seul soupçon formé contre elle, ne demande point, dit-elle, à rentrer  à l’Opéra ; sa délicate pudeur aurait trop à souffrir, et sans doute elle soutiendrait mal les regards curieux du Public ; mais elle conclut à me faire quitter le Théâtre à force de sifflets. Pour moi, Messieurs, l’Acte de justice que j’ose à mon tour exiger de vous, est qu’en vertu du présent désaveu par lequel je me déporte, en tant que besoin, de la qualité de Dénonciatrice qu’on me prête gratuitement, la Dlle Petit soit réintégrée à l’Opéra et réhabilitée en conséquence dans la meilleure forme qu’il sera possible. C’est toute la vengeance que je veux tirer d’elle.

Numéro
£0293


Année
1740

Auteur
Jacquet, Mlle, Opéra



Références

Clairambault, F.Fr.12709, p.215-22 - F.Fr.15150, p.17-34 - Arsenal 3133, p.441-44 - BHVP, MS 561, f°204-209


Notes

Réponse à £0292. Fin en $0333