Aller au contenu principal

Histoire de Madame la duchesse de Retz

Lettre d'un abbé à un provincial de ses amis,

sur les aventures galantes arrivées à Versailles, le Roi y étant, août 1722


J'attendais, Monsieur, pour vous écrire qu’il se présentât quelque nouveauté. Le succès a pleinement rempli mon attente. On ne vit jamais si souvent se changer la scène. Versailles nous en fournit chaque jour de nouvelles preuves. Le dieu de Cythère ne fut oncques solennisé comme il est dans ce séjour. On y voit les amours s’ébaudir de tous côtés, amours ultramontains, gentils amours gaulois, tous y trouvent leurs dévots, mais pour suivre exactement les lois de la nature jusqu’en ce récit, il est, je pense, à propos de commencer par vous informer de l’aventure où le beau sexe a part.

 

Histoire de Madame la duchesse de Retz

Les d’Olonnes étaient mortes, les Martels sur le retour, la mode se passait des Polignacs quand la marquise de Villeroy parut à la cour. Quel sujet pour le dieu de Cythère ! Le sang que sa mère, duchesse de Luxembourg, avait transmis dans ses veines, était un sûr garant des excellentes qualités qui devaient éclater dans cette jeune beauté. Un visage rond, des yeux pleins de feu, un nez agaçant et fripon, une bouche régulière et bien meublée, une peau fine et blanche, des couleurs comme on les voulait, tout cela répondait assez que la marquise ne trouverait guère de cruels. Il est vrai que tant qu’elle fut simple marquise, elle parut assez respecter le public. Ses aventures furent cachées, le mystère même fut de son goût ; mais la marquise devenue duchesse voulut monter le tabouret à bon titre. La discrétion lui parut au-dessus d’elle ; la pudeur, même apparente, passa dans son esprit pour une vertu bourgeoise. C’est dans ces heureuses dispositions que la duchesse lia intrigue avec le duc de Richelieu ; l’assortiment était en tout assez complet ; le cavalier était aimable, ses principes conformes à ceux de la belle et trois séjours à la Bastille n’avaient pas ralenti son intrépidité pour les affaires d’éclat. Tant de rapport entre deux aimables personnes leur épargna bien des délais ; la partie fut aisément liée, mais bientôt, à force d’être heureux, ils se lassèrent de l’être. La duchesse soutint avec courage l’infidélité de Richelieu ; le marquis de Meuse la vengea de ce perfide ; mais son règne expira avec la semaine qui l’avait fait naître, car notre héroïne, zélée réformatrice des abus en matière d’amour, a changé en un terme de huit jours le délai que la Polignac avait introduit. A de Meuse succéda des Alleurs ; à des Alleurs le petit Pallu qui, après avoir négocié les intrigues prudentes, eut permission de travailler pour son compte. Un pareil sujet ne méritait pas d’exception ; aussi à peine lui laissa-t-on achever sa semaine. Le chevalier d’Aydie remplaça Pallu, et lui-même eut pour successeur Riom. Ce dernier avait été trop illustré par les connaisseuses pour être traité en homme du commun. Il était encore de service quand la cour partit pour Versailles. La duchesse lui fit suivre la cour, ou plutôt l’emmena avec elle ; là, sa compagne ordinaire fut la marquise d’Alincourt, sa belle-sœur. Celle-ci, quoique jeune et belle, était encore assez dupe pour aimer son mari ; il est vrai que le réciproque n’était pas parfait ; d’Alincourt papillonnait auprès de toutes les belles et se faisait une corvée de ce qui eût fait la félicité d’un autre. C’est dans cette situation que Richelieu jeta les yeux sur la jeune marquise et, connaisseur comme il était, il sentit l’occasion favorable ;  il entrevit quelque dépit ; il résolut d’en profiter ; l’embarras était de fendre la glace ; il avait à faire à une novice ; l’expédient dont il s’avisa fut de mettre la duchesse dans ses intérêts. Il la prit par son sensible ; la duchesse a le cœur tendre ; il se passa entre eux une espèce de raccommodement. Les conventions furent que la duchesse se chargeait de nouer l’intrigue. On s’étonnera peut-être qu’à vingt ans elle accepta un pareil emploi ; mais son zèle pour le dieu d’amour ne lui laissait envisager que ce qui relevait sa gloire. Quoi qu’il en soit, la négociation ne pouvait être en de meilleures mains ; elle pensa pourtant échouer ; on hasarda des lettres, la marquise refusa d’y répondre. Il fallut donc encore recourir aux expédients. On proposa un media nox dans un des bosquets de Versailles. Il ne fut nommé à la marquise que la duchesse et de Riom qui était encore le tenant. Cependant Richelieu s’y trouva. Il  parut que ce fut par hasard, mais la compagnie était trop polie pour refuser un pareil convive. Chacun se plaça suivant les règles ; la duchesse avec Riom tâchèrent de prêcher d’exemple ; aux exemples Richelieu joignit quelques tentatives. Les exemples n’ébranlèrent point la marquise ; les tentatives échouèrent. Ce fut alors que Richelieu voulut agir à force ouverte ; la marquise se défendit avec courage, mais la duchesse accourant au secours de l’assaillant, terrassa sa belle-sœur et lui tint les mains. En cet état Richelieu allait être maître de la place et était prêt de percer son aimable ennemie quand la marquise, se débarrassant une main, l’opposa au trait qu’on allait lui lancer. Cet obstacle lui sauva une partie de sa blessure, mais ne l’en garantit pas tout à fait. Pendant que les combattants étaient ainsi animés, le malheur voulut que le cardinal de Bissy vint à passer. Les cris de la marquise l’attirèrent près du bosquet ; il entrevit à travers du feuillage chose qui fit tourner la tête  à l’homme de Dieu. Il en découvrit pourtant assez pour informer en gros le maréchal de Villeroy de cette aventure. Le bonhomme prit feu, la duchesse fut mandée. Elle essuya avec un visage assuré la remontrance aigre du vieillard et entendit sans sourciller l’ordre qui lui fut donné de se retirer à Marlou. Il n’en fut pas de même des dames de la cour. Elles sentirent vivement la perte qu’elles faisaient. En effet un génie aussi hardi eût pu débarrasser leur sexe de cent petits formalités que les scrupuleuses semblaient encore conserver. Quoi qu’il en soit, la duchesse doit se rendre incessamment au lieu où elle est reléguée. Ce qui la console sans doute, c’est que dans le voisinage il y a une abbaye de Bernardins, et il est à présumer que notre héroïne imitera en tout Nanon Nanette qui, ayant eu ordre de se retirer dans un couvent, choisit les Grands Cordeliers.

Numéro
£0250


Année
1722




Références

Clairambault, F.Fr.10701, p.23-25


Notes

Suite en £2051