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Mémoire de Madame de Mortemart,

Mémoire de Madame de Mortemart,

pour servir de moyen à sa séparation d’avec son mari

Messieurs,

Ma cause est des plus singulières : je demande à être séparée d’avec mon mari et je ne le demande que par l’effet d’une sagesse inouïe jusqu’à présent dans une femme, et qui paraîtra bizarre à bien des gens. On n’est pas fait dans mon sexe à trouver un tempérament semblable au mien. J’ai longtemps douté si je devais en venir à cette extrémité avec mon mari. Ma cause me paraissait bonne ; je voyais mes prétentions fondées sur la sagesse et la modération. Mais de cela même je concluais assez mal ; je sais qu’il est dangereux d’avoir raison dans une pareille cause. Je sais par expérience qu’une femme coquette, qui poursuit la demande en séparation par un vil intérêt, ou pour avoir injurié et déshonoré elle-même son mari, trouve des juges favorables qui la séparent publiquement d’avec lui pour l’en dédommager en secret, tandis qu’une honnête femme qui a la raison de son côté et n’a que des vues sages, trouve des juges inexorables qui la condamnent.

Deux raisons m’ont enfin déterminé ; l’amitié que j’ai pour M. de Mortemart et ma conscience depuis longtemps inquiétée. C’est sur des moyens si bons et si raisonnables que ma cause est fondée. J’aime M. de Mortemart, et mon procédé le fait voir. Quoique sensible aux plaisirs, j’aime mieux m’en priver que d’en jouer aux dépens de mon mari : je crains pour sa santé ; je veux la ménager. Enfin je veux, malgré lui-même, prolonger ses jours qui me sont chers, et qu’il avance sans vouloir en convenir. Ce n’est point que je veuille attaquer la faiblesse de M. de Mortemart ; il m’a donné cent fois des preuves du contraire ; d’ailleurs je trouve qu’il est honteux de s’armer de la faiblesse d’un homme pour le combattre, et cette raison que tant de femmes font sonner bien haut, me paraît infâme et les déshonore autant que leurs maris. M. de Mortemart est de ces gens qui veulent toujours en venir aux mains, mais qui ne veulent jamais demander grâce et qui, acharnés dans un combat inégal, ne voulant pas les premiers battre la retraite, demeurent quelquefois en beau chemin. Je l’avouerai, c’est alors qu’il fait peine ; son état me touche ; quel spectacle pour une femme qui aime son mari de le voir à ses côtés, sans pouls, sans force, affaibli par un combat trop opiniâtre. Ce récit seul me tire presque les larmes des yeux. Eh, voudrait-on après cela me forcer de vivre avec M. de Mortemart ? Voudrait-on me rendre coupable du plus noir des forfaits, je veux dire d’abréger ses jours ? Non, je l’aime trop ; je ne peux pas le tuer par mes caresses. Mon amitié pour M. de Mortemart n’est pas le seul motif qui m’a engagé à former une demande en séparation ; j’ai cru que ma conscience ne me permettait pas de vivre plus longtemps avec lui. Je consultais un jour mon confesseur, homme de vertu austère et d’une probité reconnue. Je lui ouvris mon cœur ; je lui fis part de mes doutes et de mes scrupules ; je lui peignis les vivacités de M. de Mortemart, ses caprices, ses fantaisies amoureuses et ses transports fréquents. Cet homme saint et éclairé loua mes frayeurs, condamna les accès de M. de Mortemart, me dit que je ne pouvais vivre avec lui en sûreté de conscience et m’exhorta à modérer ses ardeurs.

A peine fus-je de retour de l’église que je voulus prêcher M. de Mortemart et lui faire part des remontrances que m’avait faites mon confesseur ; mais une pareille doctrine ne lui plaisait pas. Sans respect pour son caractère il l’envoya promener ; sa bonne humeur le prit et il me força de me confesser à lui sur-le-champ ; il fallut obéir ; j’en demandai vingt fois pardon à Dieu. Le dîner nous sépara ; je crus en être quitte pour le reste de la journée ; mais par malheur la soupe se trouva trop chaude et mon mari, qui était en dévotion ce jour-là, voulut à son tour se confesser à moi. Sa ratelée fut si longue qu’il nous fit manger la soupe froide.

 

Voilà jusqu’où vont les extravagances de M. de Mortemart. Il est bien dur pour moi de les rendre publiques, mais le bien de ma cause m’y oblige, je pourrais encore dire ici que M. de Mortemart en veut à mes jours, qu’il se sert de son autorité pour me faire avaler un poison d’autant plus à craindre qu’il est plus gracieux, et qu’il fait trouver la mort plus douce ; je pourrais aussi dire qu’il jouit avec plaisir du triste état où ce poison me réduit, et que, pour comble de cruauté, il m’arrache à la mort et me redonne la vie pour recommencer le lendemain mon supplice. Qui de vous, Messieurs, ne sera pas touché de la situation où je me vois réduite ? Qui de vous ne plaindra pas mon sort ? Vous feriez tort à votre équité si vous n’approuviez pas ma demande, et vous ne pourriez avec justice me condamner à vivre avec M. de Mortemart sans exposer ma conscience, et m’abandonner aux caprices d’un homme qui me prend au sortir du confessionnal pour me faire travailler les jours des plus grandes fêtes, et qui, paraissant grave et sage aux yeux de tout le monde, est avec moi le plus fou des humains.

Numéro
£0499


Année
1736 ?




Références

F.Fr.15147, p.394-403


Notes

Voir reprise en $5672