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Mémoire qui a causé la disgrâce de MM les ducs d'Epernon et de Gesvres

Mémoire qui a causé la disgrâce de MM. les ducs d'Épernon et de Gesvres

Au roi. 

Sire, Si la naissance d'un dauphin que le Ciel a accordé à nos vœux remplit d’allégresse le cœur de vos sujets en voyant votre illustre sang se perpétuer dans ce royaume, l’état violent de ce même royaume, jadis si florissant, fait verser des larmes à tout votre peuple qui gémit dans l’oppression, accablé d’une misère si grande que personne n’en est exempt, et le mal est parvenu à un tel point que sans un prompt secours tout périt dans les différents arrangements qui, depuis votre règne, ont fait tant de fois changer l’ordre du gouvernement et dont Votre Majesté, Sire, n’a pu encore prendre connaissance par les soins qu’on a pris de l’en éloigner. Voici le temps, Sire, où Votre Majesté se doit toute entière employer pour son peuple et pour son fils. En sauvant votre peuple qui périt, vous conserverez à votre fils le plus beau royaume du monde, mais si l’un périt, que deviendra l’autre ? Le tems presse, Sire, et sans rappeler à votre Majesté le souvenir de cet événement fabuleux et plein de chimères qui a fait regarder la nation comme un peuple insensé1 , ni cette affreuse disette qui, dans une pleine abondance, pensa faire mourir de faim la moitié de vos sujets2 . Ces événements incroyables, arrivés coup sur coup, n’avaient pas cependant épuisé le royaume, ni réduit dans l’état affreux où il est aujourd’hui. Tout est renversé, le commerce entièrement tombé, la confiance totalement perdue, les manufactures qui faisaient la richesse de l’État, abandonnées, les ouvriers sont passés chez les étrangers pour les choses mêmes les plus nécessaires à la vie ; point de consommation, l’argent est d’une rareté surprenante, et l’on ne peut tirer du peuple aucune imposition qu’en le forçant de vendre le peu de meubles qui lui reste, et les outils avec lesquels il gagne sa vie, et nul soulagement ne lui est accordé lors même qu’il donne les plus grandes marques de joie.

C’est la connaissance de tous ces maux, Sire, qui fait oser aux députés de Lyon, Marseille, Montpellier, Toulouse, La Rochelle, Rouen, Nantes qui ont ici signé, de représenter à Votre Majesté que tout est bouleversé dans ces grands villes et qu’il ne faut plus compter sur les secours que votre illustre bisaïeul en retirait dans les besoins pressants.

Qui croira, Sire, que pendant le cours d’une paix de 17ans la moitié de votre royaume soit réduit à l’aumône  par l’administration de vos finances, où depuis quatre ans ce grand mal s’est fait sentir.

L’on ne s’est appliqué qu’à retrancher les rentes viagères et supprimer celles des malheureux qui n’étaient pas assez fortes sans autre motif que celui que les mêmes rentes tant de fois réduites n’étaient que de 20 # et au-dessous, punition encore inconnue parmi les hommes. L’on ne peut cependant nier que M. le Cardinal de Fleury, se chargeant volontairement des affaires de l’État sans en avoir été pourvu n’ait eu la meilleure intention et la meilleure volonté du monde, et qu’il n’ait pris toutes les sages précautions qu’il a crues nécessaires pour remédier aux désordres ; ce sont ces mêmes précautions qui font tout périr, et quand les ennemis de l’État auraient choisi des moyens pour tout perdre, ils n’auraient pas mieux réussi que M. le Cardinal de Fleury qui, bon et pacifique, a cru que la paix était le souverain bien ; dans cette idée il a tout sacrifié pour la maintenir, et il lui en a plus coûté pour l’entretenir qu’il n’en coûtait au feu Roi de glorieuse mémoire pour soutenir la guerre contre toute l’Europe. M. le Cardinal s’est appliqué par une grande économie jusqu’à retrancher les plus petites choses de votre maison, sans s’apercevoir que le commerce ne saurait s’y soutenir tant que l’argent ne circulera point ; et d’où circulerait-il si Votre Majesté ne dépense et si ses coffres sont fermés ? La pureté de sa conscience et l’intégrité de sa foi lui ont inspiré qu’il fallait mettre fin par la force aux disputes de l’École sur la Constitution, et il n’a pas senti que par cette voie il fomentait un fanatisme qui va bientôt allumer avec fureur une guerre dans le royaume qu’il craint tant de porter chez les étrangers. Sa facilité et sa bonté ont été la cause qu’il a été surpris dans l’adjudication des fermes, puisqu’après la vérification des grands profits que faisaient les fermiers, on les a obligés de donner quatre millions par an de plus.

Voilà, Sire, l’état au vrai de votre Royaume ; il est juste, en vous apprenant les maux qui affligent votre royaume, de vous montrer en même temps le remède qu’à votre âge votre illustre bisaïeul sut prendre ; il fut lui-même, à la mort du cardinal Mazarin, son premier ministre, et en prenant les rênes du gouvernement, il réforma tous les abus qui s’étaient glissés pendant sa minorité en ordonnant à ses secrétaires d’État de travailler avec soin à réformer ces mêmes abus dans les affaires dont ils se chargeraient, et à lui en rendre compte exactement ; chacun s’empressa à remplir dignement son état et à chercher de nouveaux moyens de mériter sa confiance et ses bienfaits, et par là le Roi forma tous ces grands hommes qui ont porté sa gloire au plus haut point de sa grandeur.

Les mêmes moyens, sire, vous sont ouverts et c’est le seul remède qu’il y ait à prendre. M. le Cardinal de Fleury qui sent par la tendresse qu’il a pour … [sic] tous les maux qu’il a faits à la France en voulant la soulager, sera le premier à guider Votre Majesté, et à vous aider à faire le choix de sages ministres, dignes de bien remplir les postes où vous les voudrez placer et propres à en soutenir tout le travail et la fatigue que sa santé et le grand âge ne lui permettent plus.

Au bruit d’une telle résolution, Votre Majesté verra le royaume changer de face ; la joie retentir de toute parts, les trésors cachés sortir de la terre, la confiance renaître dans tous les cœurs, et le royaume plus florissant que jamais, en abandonnant la Compagnie des Indes et laissant le commerce à toute la nation. Faites, Sire, soutenir le crédit des négociants et par là le vôtre deviendra sans bornes. Votre peuple vivra heureux sans craindre les événements, la guerre pour laquelle vos sujets sont faits, et avec une sage administration dans vos finances, vous pourrez compter d’être toujours victorieux.

Votre cour, Sire, est encore remplie de ces vieux guerriers à la gloire desquels il ne manque plus que l’honneur de cueillir les premiers lauriers dont Votre Majesté doit être couronnée, et d’instruire leur neveux à marcher sur leurs traces et à verser leur sang pour la gloire de Votre Majesté3 .

  • 1Le système de Law (M.).
  • 2Sous le ministère de M. le Duc.
  • 3Dans le mémoire, tel qu’il a été présenté à Sa Majesté, on indiquait ceux qui paraissaient les plus en état de gérer les affaires, Le duc du Maine, et duc de Noailles, etc., ce qui fit un mauvais effet pour le soupçon de briguer qu’il a jeté sur les auteurs du mémoire qui d’ailleurs ne contient rien que de vrai et de sensé (M.).

Numéro
£0240


Année
1730




Références

Clairambault, F.Fr.12700, p.177-84 - F.Fr.15144, p.243-55