Aller au contenu principal

Lettre d’un abbé à M. le cardinal de Fleury au sujet du gouvernement

Lettre d’un abbé à M. le cardinal de Fleury au sujet du gouvernement

Monseigneur,

Je suis obligé en conscience de vous rendre compte des discours que j’entends de la situation des esprits.

En général tout le monde se plaint de voir un Roi qui semble ne se pas souvenir qu’il l’est, de lui voir un conseil qui paraît négliger les plus importantes affaires de son royaume ; de voir que tout le fruit d’une longue paix n’a produit que l’anéantissement entier de cette monarchie, jadis si fleurissante, de voir des subsides énormes, la perte du commerce, la justice annulée, la dépravation des mœurs tolérée, l’autorité du Roi prostituée et sa personne avilie par les indignes démarches que vous lui faites faire. Vous pouvez bien juger qu’on s’en prend à vous, comme étant le seul moteur du gouvernement. Vous n’avez de bonnes qualités que celles qui vous tient dans le commerce du monde : douceur d’esprit, agrément de conversation, jolis propos qui plairont dans la société ; avec cela les talents d’un très adroit et ambitieux courtisan ; on soutient que vous n’êtes vertueux que par art et non pas par sentiment ; que vous n’avez jamais rien aimé que ce qui vous est utile, que même votre désintéressement n’est qu’un raffinement d’avidité ; que vous n’avez quitté Fréjus et refusé Reims que parce que ces deux places vous éloignaient de celle que vous avez, et que vous occupez si mal.

On assure que, quoique vous ayez été précepteur du Roi, vous n’en avez jamais fait les fonctions ; on entend que vous n’avez jamais instruit ni corrigé cet auguste disciple, parce que vous n’avez rien en vous de ce qu’il faut pour une  éducation royale.

D’autres enfin vont plus loin, disent que la droiture et la probité vous sont aussi inconnues que la reconnaissance, et le déplacement de M. Le Pelletier-Desforts en est une preuve et une très grande preuve, trop marquée pour ne pas juger que vos paroles et vos engagements ne vous ont jamais lié au préjudice de votre ingratitude naturelle.

Vous pouvez bien juger que je ne puis pas vous condamner. Que n’excitez-vous votre royal pupille à prendre les rênes du gouvernement ; n’est-il pas en âge de veiller et de travailler pour sa gloire et sa réputation ? Est-ce ainsi que le comte des Chiens élevait Charles-Quint ? comme vous, exposait-il son Roi à être soupçonné d’incapacité ? s’était-il associé un étourdi méprisé universellement1 pour perpétuer la servitude de son maître ?

Ce parallèle doit vous effrayer. Voilà ce que ma consicence m’oblige de vous dire. Peut-être trop hardis sont mes avis pour être par vous suivis.

J’ai l’honneur d’être, etc.

  • 1Cardinal de Tencin.

Numéro
£0436


Année
1742




Références

Clairambault, F.Fr.12710, p.72-72 bis -F.Fr.13657, p.203-05