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Lettre de M. le marquis de … à M. le comte de …

Lettre de M. le marquis de… à M. le comte de…

 

Vous m’avez fait souvent l’honneur de me dire que vous ne pouviez comprendre qu’un gentilhomme pût passer sa vie à la campagne sans lire ; j’ai lu cependant, et vous n’imagineriez pas ce que c’est : c’est l’ouvrage d’un évêque. Un ecclésiastique de mon voisinage a vaincu ma répugnance naturelle en me l’apportant et en me disant que j’y avais part et toute la noblesse de la province avec moi. Cet ouvrage est l’ordonnance, instruction ou mandement, comme il vous plaira de notre archevêque pour des conférences. Ce papelard en exhortant ses curés à y assister, leur dit à la page 6 : vous trouverez dans ces conférences, non pas une noblesse hautaine qui vous méprise, non pas une populace brutale qui vous rebute, non pas des endurcis qui vous lassent, des scandaleux qui vous importunent ou des intempérants qui vous excitent à la débauche, mais etc.

C’est ainsi qu’en voulant soutenir son personnage d’académicien, il insulte en même temps par un pompeux verbiage au corps de la noblesse, au peuple, et à ceux qu’il invite si affectueuseemnt à venir à ses conférences.

Reconnaissez-vous là, Monsieur les politesses et les égards que tous ses prédécesseurs avaient pour la noblesse de leur diocèse ? Plusieurs d’entre nous sont décorés des premères dignités du royaume ; plusieurs ont eu les premiers emplois de la guerre, d’autres sont revêtus des premières places dans le Conseil du Roi et dans le Parlement, ce sont ces mêmes hommes qui sont exposés à l’insolente critique de M. Languet et qui sont traités de noblesse hautaine. De telles expressions ne seraient point sorties de la bouche de ses prédécesseurs, ; aussi quels empressements n’avait pas la noblesse à leur rendre les devoirs dictés par la religion, fortifiés par les sentiments du coeur et par l’éclat de leurs vertus !

Après avoir donné à la noblesse cette riche épithète d’hautaine, car les académiciens veulent mettre des épithètes partout, il nous attribue du mépris pour nos curés. Nous avons su toujours honorer et respecter le sacerdoce, et si quelques-uns parmi nous ont eu quelque sujet de se plaindre de leurs curés ils ont su faire la différence du sacerdoce et de celui qui en était revêtu ; mais ce n’est pas au hasard que M. Languet nous atttribue un mépris dont nous n’avons pas été susceptibles jusqu’à présent. Il sent bien, ou il doit sentir que ce sentiment nous devient aujourd’hui comme nécessaire. Je suppose que votre canton, Monsieur, est rempli comme le mien de prêtres de toutes nations : irlandais, artésiens, provençaux, allemands, comtois, et tous également ignorants, vicieux, débauchés ; car ce pauvre diable de diocèse va devenir l’égoût de tous les autres, et cela pour remplacer d’excellents ministres édifiants et charitables qui n’ont, dit-on, d’autre crime que celui de soutenir la doctrine de leur ancien catéchisme. Mais revenons à ce qui nous regarde : pourquoi M. Languet s’attaque-t-il à la noblesse, a-t-elle assez de crédit à la cour de Rome pour mettre des obstacles à ses désirs trop connus pour la pourpre ? Quand ce royaume aura-t-il la consolation de n’être plus en proie à cette engeance de prêtres rouges ? Dans le fond ne soyons point surpris qu’il nous attaque, et tous les gens de condition de son diocèse. Un prêtre né ambitieux et de la lie du peuple souffre impatiemment la noblesse, car vous savez que plusieurs de sa famille et de son nom sont sur les rôles de taille de Bourgogne et que son père, quoique procureur général du parlement de Dijon, mourut en prison, accusé d’avoir diverti les deniers du Roi et de les avoir fait passer en Franche-Comté, avec lesquels ils ont acheté des terres dont ils jouissent ; à la vérité, ses frères cherchent à cacher la bassesse de leur origine sous les noms de comte et de marquis. Arrachons le masque, il ne restera plus qu’un Languet et un roturier. L’outrage, Monsieur, me paraît trop grand pour pouvoir le supporter en silence ; mais à quel tribunal aurons-nous recours ? Autrefois la noblesse s’adressait directement au Roi pour se plaindre des injures qu’on lui faisait ; mais l’avenue du trône lui sera fermé par le cardinal de Fleury, qui a les mêmes raisons que lui pour nous en écarter. Nous adresserons-nous au Parlement ? M. Languet, qui ne voit partout que des jansénistes, nous représentera comme tels ; ainsi l’évocation au Conseil est certaine, et par conséquent point de justice. Pourquoi ne porte-t-il pas l’épée ? Je me chargerais de la vengeance, quand même il aurait pour second le Villebreuil et le Rouras, ses vils instruments pour l’expulsion de nos bons prêtres. Ce n’est pas mon affaire d’entreprendre la défense des curés et du peuple qu’on associe à la noblesse pour leur dire des injures. Je finis par cette réflexion : ayant par malheur un curé bizarre aussi prévenu par M. Languet contre la noblesse, à quelles incartades un curé ne sera-t-il pas exposé ? Feu M. de Senez avait grand soin d’exhorter ses curés d’honorer les seigneurs et de bien vivre avec eux. Aussi M. Languet est très propre à le faire regretter de plus en plus. 

Je vous supplie, Monsieur, de m’honorer d’une réponse le plus promptement que vous pourrez sur les mesures que nous devons prendre pour nous venger de ce prestolet. L’insulte est au point qu’elle ne peut être dissimulée. La noblesse des autres provinces nous reprocherait notre faiblesse. Mon petit chevalier est comme un lion ; je l’ai trouvé ce matin aiguisant son épée.

Je présente mes respects à Madame la comtesse ; mon épouse lui offre, aussi bien qu’à vous, ses civilités. J’ai l’honneur d’être avec un parfait…

Numéro
£0173





Références

F.Fr.13661, p.343-47 - F.Fr.15146, p.383-93 - F.Fr.15231, f°155-157


Notes

Un prétendu marquis s’indigne que l’évêque de Sens ait osé dans son mandement qualifier la noblesse de “hautaine”. Il veut faire signer une pétition qu’il porterait au roi.