Lettre du cardinal de Richelieu à son neveu le duc de Richelieu
Lettre du cardinal de Richelieu à son neveu duc de Richelieu
au sujet du tombeau que le cardinal de Fleury voulait faire ériger
pour lui dans l’église de Sorbonne
Ecrite des Champs-Elysées, le 25 juillet 1732
Mon cher neveu, tandis que les nouvelles qui viennent ici de votre monde ne m’ont entretenu jusqu’ici que des audacieuses entreprises de votre jeunesse ; que j’ai appris que prodiguant pour l’honneur de votre nation une partie des grands biens que je vous ai laissés, que pénétrant pour ainsi dire dans les plus secrets replis de ce fameux conseil aulique, vous serviez aussi bien votre maître à entretenir la paix avec cette fière maison d’Autriche que je pus avoir servi le mien en abaissant la puissance énorme de cette maison, je me suis applaudi de me voir représenté par un si digne sujet, et j’ai conçu des espérances de ce que vous pourriez faire dans la guerre par l’élévation dans laquelle je vous vois agir dans la paix ; mais ce que je ne puis souffrir patiemment (l’amour-propre n’abandonne jamais les morts), ce que je ne puis supporter c’est que le petit-fils du laquais d’un de mes domestisques, je parle d’André Fleury, s’imagine que pour être vêtu de rouge et avoir surpris la crédulité d’un jeune prince, ses os peuvent se trouver en même lieu que les miens sans les souiller. Les miens furent inhumés auprès de ceux du cardinal d’Estouteville, j’en conviens ; mais ma naissance fut égale à la sienne. Les conjonctures des temps où j’ai vécu ont fait voir à bien des gens que je lui étais supérieur en mérite. J’éteignis la rébellion en France ; je sus faire respecter le nom de mon maître de l’un à l’autre pôle.
Je pris en personne la Rochelle, Pignerol et fis lever le siège de Cazal ; j’unis la Pologne et la Suède pour le profit de mon maître. Je fis attaquer la fière maison d’Autriche par le grand roi Gustave ; je pris la Lorraine et l’Artois ; et par mon savoir-faire j’enlevai le Portugal et la Catalogne aux Autrichiens, et fis fleurir le commerce plus qu’aucun de ceux qui m’ont précédé dans le ministère.
Qu’a donc fait de pareil, pour avoir union de sépulture avec moi, le fantôme de ministre? Compte-t-il parmi ses conquêtes l’évêché de Fleury qu’il usurpa sur un homme vivant, et qui en refusa toujours sa démission ? Marquera-t-on parmi ses hauts faits la prostitution continuelle à laqelle il expose l’autorité royale ? sera-ce son avarice sordide à récompenser les vertus ? sera-ce son discernement, ou le soin qu’il apporte à choisir les sujets qu’il emploie ? consultera-t-on le commerce transféré par son ignorance aux Anglais, anciens ennemis de cette couronne ? est-ce par ces titres qu’il méritera une société avec le cardinal d’Estouteville et avec moi ? Je fus en mon vivant accusé de galanterie ; je ne l’ai point ignoré ; le public me faisait injure ; mais je respectais ce même public au point de ne pas placer auprès des enfants de mon maître celle qu’on accusait injustement d’être l’objet de ma passion, et cependant mon maître n’avait pour enfants que des princes.
Fleury au contraire a bien eu l’insolence de placer auprès des filles du siens sa catin1 , aussi capable d’infecter de jeunes princesses par ses mauvaises mœurs que le public par son haleine puante.
Je ne parle point de son successeur désigné ; il était réservé à un tel valet d’annoncer à toute l’Europe qu’un maître trop bon, et qui l’a comblé de biens, était incapable de gouverner par lui-même.
Que l’on donne donc à ce prétendu ministre sépulture dans l’église de Sorbonne, j’y consens ; mais faites exhumer mon corps, et donnez-lui repos en quel lieu vous jugerez à propos ; vous ne le placerez jamais aussi mal qu’il le serait en le laissant auprès d’un tel homme. Adieu, mon cher neveu ; respectez le roi autant que je vous l’ai recommandé.
Signé Armand, Cardinal, duc de Richelieu.
- 1Madame de Mony, sous-gouvernante des dames de France (M.).
Bois-Jourdain, II, p.125-27 - Clairambault, F.Fr.12704, p.161-64 - Maurepas, F.Fr.12633, p.94-96 - F.Fr.15146, p.306-13
Lettre du cardinal de Richelieu à son neveu duc de Richelieu au sujet du tombeau que le cardinal de Fleury voulait faire ériger pour lui dans l’église de Sorbonne.