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Lettre d’un intendant à un maître des requêtes

Lettre d’un intendant à un maître des requêtes

Tout est perdu, mon cher ami, les intendants sont avilis, les maîtres des Requêtes sont moins que rien ; on éteint toute émulation de s’avancer par de l’argent ; on étouffe une pépinière de grands hommes. En un mot, on prend ses secrétaires d’État partout où l’on croit trouver des gens capables de l’être. La grande naissance, les plus grandes dignités ne seront qu’un droit de plus à ces places. Comment l’État pourrait-il subsister ? Il faut un noviciat et des degrés dans tous les états. Autrefois un homme achetait une charge de maître des Requêtes ; il assistait, il rapportait un Conseil, montrait quelque talent pour l’éloquence ; on le faisait intendant. C’était là que commençait l’homme d’État. Ministre, ou plutôt monarque dans sa province, il se faisait aux charmes du pouvoir arbitraire ; il s’aguerrissait aux refus ; peu à peu un homme s’élevait au-dessus des préjugés des citoyens, et après avoir établi des chemins, fait et défait des portes de ville, parcouru des provinces, il arrivait tout formé, sachant tout ; la guerre, assez pour hasarder un projet de campagne et désavouer un général ; la marine, assez pour démentir un militaire et en croire un commis ; les finances, assez pour demander de nouveaux impôts ; les affaires étrangères, assez pour reconnaître et entretenir les ambassadeurs ; souvent même également propre à tant d’emplois divers, on voyait le même homme passer rapidement de l’un à l’autre, les remplissant avec la même aisance et le même succès.

Tout est changé, mon cher ami : on appellera aux affaires de la guerre un homme qui aura blanchi dans les combats ; on le laissera maître de récompenser dans les autres les mêmes services qu’il aura rendus dans son temps ; ne fût-ce que par amour-propre, il ne manquera jamais de les estimer.

Dans les affaires étrangères, avec un nom et du mérite, sans autre apprentissage que l’ambassade chez nos voisins, des années dans le secret de l’État, des négociations, un homme pourra influer dans les destins de l’Europe ; il ne manquera plus que de tirer de la marine quelqu’un de ses vieux guerriers pour l’entendre dire dans le conseil avec un ton d’autorité : cette flotte que vous faites  partir n’est pas à moitié équipée ; ces colonies dont vous parlez, je les ai vues ; cet officier qu’on accuse ou qu’on a oublié, il a combattu à mes côtés ; ce commissaire est un insolent, ce commis est un fripon. Vous sentez bien, mon cher ami, tout le désordre qui part de ce principe. Chaque ministre parvenu par les fonctions de son métier, portera dans son département l’esprit et l’amour de son corps, au lieu que nous, qui n’entendons à rien, toujours neutres, toujours indifférents, nous ne pouvons être suspects.

Les belles actions, si on les récompense toutes, vont devenir ruineuses. Le Roi qu’on servait pour rien, n’est point assez riche pour payer les membres qu’on aura perdus à son service. Par suite de ce système, on supprimera les survivances ; les soins, l’habileté des pères seront donc inutiles pour les enfants. Il faudra suivre les mêmes traces, faire le même chemin, acquérir les mêmes talents ; que de temps perdu ! Le brillant de la cour ne peut se soutenir que par les affaires, cela est démontré. Si tout se fait par justice, qui voudra payer le crédit ? Madame la duchesse de *** va perdre cent mille écus par an, et ses amis à proportion ; ajoutez à cela tous ces maux, l’orgueil et la fierté de cette noblesse que nous avions le soin et l’occasion de mortifier. Qui voudra désormais languir dans nos antichambres et ramper devant nos commis ? Il faudra que Madame l’Intendante soit fort honnête, si elle veut avoir des femmes ; si elle n’est que jolie, elle n’aura que des amants. Pour nous, quelle peut être notre perspective ? A quoi bon chercher le fort et le faible d’une province, à quoi sert d’en rendre le compte le plus flatté ? de dire toujours : le pays est peuplé, les terres sont fertiles, le commerce est florissant ; augmentez les impôts, vous augmenterez l’industrie. Tant de soins ne nous mèneront qu’à vieillir intendant de justice, police et finance. Monseigneur en province, à peine Monsieur à la cour Avec ces beau titres, imposez quelque chose de nouveau, fût-ce pour le plus agréable de nos convives, et le plus commode de nos amis, on criera : vous emprisonnerez, le commandant s’en mêlera ; vous écrirez, il gagnera ; vous ferez une ordonnance, le parlement le cassera ; vous demanderez des lettres de cachet ; vos confrères ne sont plus en place, qui vous écoutera ? Vous êtes bien heureux, mon ami, vous avez appris à monter à cheval et à faire des armes au lieu d’apprendre votre droit ; vous êtes jeune et nous avons la guerre. Pour moi, qui ne croyait pas avoir plus besoin de droit que de l’escrime, je n’ai étudié ni l’un ni l’autre ; je m’en vais donc comme un vrai sage, un philosophe, un enragé, me retirer dans mon château. Heureusement que de mon [ill.] j’ai fait faire un beau chemin pour y arriver ; le pont n’était pas vis-à-vis de l’avenue, j’en ai fait faire un beaucoup plus beau ; la maison d’un particulier m’offusquait, je l’ai fait culbuter ; j’ai fait écrêter une montagne et sauter un rocher ; dix ou douze hommes ont péri dans cette mine ; leurs femmes et leurs enfants au bout de mon jardin m’ont fait pitié ; je les ai fait mettre à l’hôpital ; il me manque encore un champ pour arrondir mon parc. J’aurai bien le crédit de me le faire adjuger. C’est bien la moindre chose qu’on puisse accorder à un intendant qui se retire.

Je vous conseille de vendre au plus tôt votre charge, si vous trouvez quelque sot qui l’achète ; faites votre équipage, soyez des premiers en campagne ; avec de la valeur et de la patience, vous pourrez parvenir un jour aux honneurs et à la gloire ; et les honneurs valent qu’on les désire depuis que, pour les obtenir, il faut les mériter.

Numéro
£0451


Année
1740 ?




Références

F.Fr.15140, p.320-29