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cLettre d'un zélé prosélyte de la Constitution Unigenitus

 

Lettre d'un zélé prosélyte de la Constitution Unigenitus à Son Éminence, le cardinal de Fleury

Mgr, permettrez-vous à un particulier sans nom et sans titre d’admirer et de féliciter V.E. de ce qu’il vient de mettre à fin le plus grand, le plus sublime et le plus excellent projet qui ait jamais passé par les mains des homme, commencé il y a plusieurs siècles, tant de fois suspendu et presque toujours traversé et combattu.

C’est l’établissement, désormais immuable, de la monarchie du Pape, despotique, arbitraire, absolue, universelle tant au temporel qu’au spirituel, sur la mer, sur la terre, dans les cieux, dont lui seul a les clefs pour les ouvrir à ceux qui l’adorent dans les enfers, où lui seul peut précipiter à jamais qui bon lui semble.

Ce qui demeure sans difficulté et sans réplique de ce que vous avez fait statuer, que les constitutions d’Inocent X et d’Alexandre VII qui ont condamné les cinq propositions de Jansénius et ordonné la signature du Formulaire, et les constitutions de Clément XI des années 1705 et 1713 qui commencent par ces mots Vineam Domini et Unigenitus sont loi dans l’Église et dans l’État, ce qui, selon nous, a force de chose jugée. Ce système incomparable, qui détruit les libertés de l’Église gallicane, si odieuses à la cour de Rome, et qui pose la pierre fondamentale de l’Inquisition future en France, est aujourd’hui l’ouvrage de votre sagesse et de votre habileté dans les négociations les plus délicates.

Mais permettez-moi, Mgr, d’observer ce que vous avez profondément pénétré, qu’il est par lui-même une suite nécessaire de cette infaillibilité divine qu’on ne doit pas regarder comme une émanation, mais comme une portion de l’essence de la divinité, unie hypostatiquement à la dignité papale, ce qui rend ceux qui en sont revêtus et du pouvoir qui en est inséparable, dignes d’adoration, ce que vous avez établi et cimenté par un trait insensible en interdisant et anathémisant tout examen, ou récusation, des décrets des papes et réduisant tous les hommes à l’obéissance aveugle.

Ce merveilleux événement, Mgr, réservé à V.E. et à notre siècle, me ravit hors de moi-même, et me remplit d’une joie ineffable que je ne saurais exprimer ; il me semble que je me trouve élevé tout d’un coup à une grandeur et à un rang que je n’aurais jamais osé envisager. Me voilà devenu, sans y penser, égal au Roi de France et à tous les rois de la terre ; ils ne sont pas plus rois que moi, et je suis aussi roi qu’eux, tous également assujettis à ce pouvoir infaillible, exposés au même sort et aux mêmes peines.

Il est pourtant vrai, Mgr, et je ne dois pas vous le dissimuler que sur tant de gloire et d’éclat qui vous environnent, certains subtilisant, croient élever une espèce de léger nuage par leurs réflexions pointilleuses. Ils disent, sans toucher au fond des dogmes, que vous n’avez élevé le Pape si haut qu’en mettant les cardinaux, les archevêques, les évêques et l’épiscopat sous ses pieds, et que vous avez cru les dédommager en assujettissant de même sous leurs pieds tout le second ordre du clergé, ignorants et petits esprits, qui ne connaissent pas que le caractère naturel et spécifique d’une monarchie despotique et absolue, est que tout lui soit assujetti directement ou en subordination, et que ceux qui tombent en cette sujétion en sont dédommagés en devenant membres de cette sublime monarchie, ils participent à la suprême domination dont ils deviennent les ministres ou les instruments ; d’autres disent que cette division scandaleuse dans l’Église romaine, cette multitude de sentiments, si opposés les uns aux autres, cet admirable changement de décoration introduit sur le théâtre de la religion, la sape par les fondements, et que si tout cela ne conduit pas à l’athéisme, du moins tout cela mène au déisme qui fait journellement tant de progrès.

Mais les docteurs et les pères de l’Église d’aujourd’hui savent bien, et sont persuadés que si, à la vérité, la religion est nécessaire, et s’il faut qu’il y en ait une, il n’importe peu comment elle soit composé, pourvu que le clergé en demeure le maître, et qu’elle maintienne l’ordre et la tranquillité dan la république.

Il y en a de plus  hardis qui disent que la Constitution Unigenitus est l’Évangile de l’Antéchrist, qu’elle détruit mot à mot l’Ancien et le Nouveau Testament, qu’elle dit non partout où J.-C dit oui, et qu’elle dit oui partout où J.-C dit non, que les cardinaux et les archevêques et évêques sont les princes de sa cour, les généraux de ses armées, le reste du clergé, sa gendarmerie, que les jésuites suivis de la grisaille de leur dépendance [sic] composent son infanterie ou ses bandes noires.

Mais ceux-là sont fanatiques visionnaires, échappés du ministre Jurieu, que vous confondrez en les abandonnant à leur sens réprouvé, et par le profond mépris que vous en ferez. Restent les plus insolents et les plus impies de tous. Ils disent, Mgr, que le Pape n’a point apporté du ventre de sa mère cette énorme puissance sur les royaumes du monde qu’il s’attribue, et que vous lui concédez, qu’il faut qu’il l’ait reçue de quelqu’un ; que ce ne peut être du Père qui n’a jamais concédée au Fils, que ce ne peut être du Fils qui en tout temps et en tout lieu a déclaré qu’il n’y prétendait rien, que son royaume n’était pas de ce monde, qui a pris la fuite et qui s’est caché toutes les fois qu’il a vu qu’on avait dessein de le faire roi.

Il n peut donc l’avoir reçue que de celui que l’Écriture appelle en tant d’endroits le Prince du monde, c’est-à-dire ce même Satan qui transporta J.-C. sur la montagne, lui fit voir tous les royaumes de la terre et lui dit : Tout cela sera à toi, si tu m’adores auparavant. Ils restent, disent-ils, une seule difficulté, savoir si les papes ont reçu gratis de Satan cette souveraine puissance sur tous les royaumes du monde, où s’ils ne l’ont reçue qu’à la condition qu’il imposa à J.-C. sur la montagne. Ils vous laissent cette question à juger.

Mais je m’assure que vous exterminerez dans votre indignation tous ces scélérats impies par les arrêts du Conseil et des Parlements, et par les bûchers des bourreaux qui dépendent de V.E.

Quant à moi, je me tiendrai constamment au gros de l’arbre que vous n’avez point planté, mais que vous avez arrosé et qui vous a donné l’accroissement.

 

Numéro
£0234


Année
1730




Références

Clairambault, F.Fr.12700, p.253-58