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Commencement du St Evangile selon St. Prospère

Commencement du St Évangile selon St. Prospère1

En ce temps-là tout était dans le bouleversement, on voulait faire le bien et on ne le pouvait pas, parce qu’il y avait trop de méchants sur la terre qui s’opposaient au bien. Les grands avaient intérêt à ce que le bien ne se fît pas, les petits étaient dans les ténèbres, dans la poussière et dans la pauvreté. On voulait les en tirer, les grands voulaient qu’ils y restassent, parce que les petits étaient leurs serfs. Le Souverain de la terre ne voulait point de serfs, et les grands en voulaient. Les grands se croyaient d’une autre constitution que les petits, et le Souverain ne le croyait pas ; il voulait ramener les hommes à l’ordre naturel ; le maître ne connaissait de grands que ceux qui le sont par un vrai mérite, et il s’en trouvait peu parmi les grands, et ce maître était grand, et alors les grands criaient partout, où sera la subordination, où seront nos esclaves ? Nos vassaux ? et il n’y avait plus ni vassaux ni esclaves. Les petits étaient soufflés par les grands ; et tout la canaille à la solde des grands criait Tolle, tolle, crucifige Turgot. Mais Turgot était lui-même grand et faisait de grandes choses, et on ne le regardait pas comme grand, parce qu’il était l’ennemi des grands ; les grands le haïssaient, parce qu’il était l’ami du maître et cherchait à être celui du Peuple. Le maître et lui aimaient le Peuple, mais le Peuple ne les aimait pas encore, parce qu’il ne savait pas le bien qu’ils voulaient opérer en sa faveur. Alors, dit Turgot au maître, faisons toujours le bien du Peuple sans l’aveu du peuple ; et ses yeux se dessilleront et il ne sera plus dans les ténèbres, et il verra la lumière, et il nous bénira et notre gloire sera immortelle. Il y avait de certaines coutumes établies sur la terre et ces coutumes étaient mauvaises ; et elles étaient mauvaises parce qu’elles gênaient l’industrie des hommes ; et l’industrie gênée faisait beaucoup de malheureux ; et Turgot dit au maître : ôtons la gêne à l’industrie et que chacun puisse faire valoir le talent qu’il a reçu du Ciel, et qu’il n’y ait plus de malheureux sur la terre, et que le nombre des heureux soit multiplié comme les étoiles du firmament ; et Turgot voyait bien, et le maître travaillait à ce que le bien s’opérât sur les hommes, mais jusqu’aux marchands des six corps et aux fruitières criaient tout haut : que signifie cette égalité parmi les hommes ? et que deviennent nos titres ? Quoi ! ma fille et mon garçon de boutique pourront vendre des rubans, ma servante vendra des pommes et des œufs ? et cette égalité les humiliait ; et elle était contraire au monopole des marchands, et elle était juste, en ce qu’elle rétablissait l’ordre naturel. C’est pourquoi un petit nombre d’honnêtes gens criaient dans le désert : réjouissez-vous, réjouissez-vous, vos temps de tribulations et de misères sont passés ; Jérusalem n’est plus captive, vous avez la liberté de gagner votre vie à la sueur de votre front, et vous ne mourrez plus de faim avec des talents et de l’industrie ; celui qui se lèvera matin trouvera la manne fraîche et en abondance, et l’émulation fera des hommes, et le maître a dit : il me faut des hommes, et la liberté lui donnera des hommes, parce que la liberté procurera l’aisance et que l’aisance est la source de la population. Mais les voix qui annonçaient cet évangile ne criaient que dans le désert, et il y avait peu de monde dans le désert, et toutes les places de la ville et tous les carrefours étaient remplis de femmes, d’enfants, de canaille, qui criaient tumultueusement tolle, tolle, crucifige Turgot ; et ils ne savaient pas ce qu’ils criaient ; et ils criaient parce qu’on les faisait crier. Ils étaient encore dans les ténèbres, et on leur faisait apercevoir des dangers à sortir des ténèbres, on ne leur présentait que des dangers où il n’y en avait pas, et ils ne voyaient que des dangers, et ils ne regardaient que le moment présent, et l’avenir leur était inconnu, et c’était dans l’avenir que le bien devait s’opérer, et ils ne voulaient pas voir dans l’avenir. Les grands, les scribes, les riches et les pharisiens leur disaient : les autres plus riches que nous ne pourront plus manger la chair et vous donner les os, et vous ne rongerez plus d’os, et vous mourrez de faim, faut d’avoir des os à ronger ; et la canaille ne voyait pas que c’est lui rendre commun avec les riches, le partage de la viande et des os. Que celui qui a des oreilles entende ! les grands et les riches travaillaient ainsi à persuader aux petits et aux pauvres, qu’on voulait leur ôter le bien d’avoir les os à ronger sur la terre, afin de se conserver la faculté d’ôter jusqu’à la substance des petits et des pauvres et de pouvoir les ronger jusqu’aux os. C’est ce qu’ils attendaient de leurs insensées criailleries et ces criailleries n’ont rien fait ; et les scribes et les pharisiens ont remontré ; et leurs remontrances ont été vaines ; et l’industrie s’est trouvée libre ; et de cette liberté naîtra le bonheur, et le bonheur sera stable ; parce que la liberté sera stable. Et il y avait encore alors bien des choses attentatoires à la liberté, et on cherchait de moyens pour les détruire, mais les moyens étaient difficiles à trouver. Et Turgot dit à tous les gens honnêtes qui avaient crié dans le désert : Venez les bien-aimés de mon maître et les miens, venez nous aider à faire le bonheur du monde, et ils sont venus et on les a comptés, et il ne s’en est trouvé qu’un ou deux de chaque tribu, qui avait la science du bien, et on se récria sur l’ignorance des habitants et on prit le parti de changer la forme de leur institution. Amen.

  • 1Cette dernière chanson ($1415) est un éloge à la Grivoise des opérations du contrôleur général, et en voici un autre dont la manière indique le faiseur [ certainement Voltaire]

Numéro
£0285


Année
1776

Auteur
Voltaire ?



Références

CSPL, III, 38-42