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Discours que doit prononcer l’abbé Séguy pour sa réception à l’Académie française.

 

Discours que doit prononcer l’abbé Séguy pour sa réception à l’Académie française1 .

Messieurs,

Vous couronnez aujourd’hui votre ouvrage. Après m’avoir doté, vous m’adoptez. Puis-je trop reconnaître des bienfaits qui m’ont fait connaître. D’une profonde obscurité, vous m’avez fait passer dans le plus grand jour. Il m’éblouit sur moi-même ; il m’éclaire sur vos mérites. En m’associant à vous, je sens que je deviens un nouvel homme. Tout ce qui me restait de terrestre s’évanouit ou s’épure, et je jouis d’une espèce d’apothéose anticipée.

Placé au faîte du Temple de la gloire, je ne vois plus le reste des Écrivains que comme des atomes. Le Barreau, la Chaire, le Théâtre réclament en vain leurs prétendus illustres : leurs ouvrages sont rares à mes yeux, et ne passeront qu’en fraude à la postérité, tant qu’ils ne seront pas plombés de votre sceau de l’immortalité.

Oui, Messieurs, je soutiens, avec votre illustre Historien2 , que vous possédez ce que le siècle peut citer de meilleur en tout genre. Poètes, Orateurs, Historiens, Critiques. Nul vrai talent qui ne soit dans l’Académie, ou qui ne lui soit destiné. J’entre dans vos sentiments ; depuis longtemps je me les suis appropriés, et par là je suis devenu à peu près digne de vous.

Plus heureux que l’illustre abbé Cotin, le grand titre d’Académicien amènera désormais la foule à mes Sermons, que personne ne venait entendre. Ainsi l’honneur que vous m’avez fait, intéresse la Religion. Cet honneur que les Mabouls, les du Jarrys, les Anselmes, les Prévosts, par le mérite de leurs Prédications et par tous leurs funèbres Panégyriques n’ont pu obtenir, je l’obtiens moi par un seul Discours3 , objet de l’injustice et des mépris du Public, dont votre choix, Messieurs, me venge glorieusement.

C’est à moi aujourd’hui de m’acquitter de tout ce que je vous dois par un noble et heureux tissu de louanges. La louange, Messieurs, est la monnaie courante dans votre Empire. Par elle on satisfait ici à tous ses engagements : frappée à différents coins, elle souffre mille refontes nouvelles.

Tout est dit sur Richelieu votre Fondateur, sur votre Protecteur Séguier et sur le Grand Monarque à qui vous devez votre principale illustration.

J’ai peu à dire de mon prédécesseur4  ; sa mémoire est trop récente pour me laisser le droit d’imaginer ; s’il n’a rien écrit qui soit connu, comptons-lui le mérite de la modestie. Quelle autre cause peut-on donner du silence d’un Académicien ?

Mais pourquoi m’occupai-je d’objets qui ne sont plus, tandis que les objets présents épuisent mon admiration. Me sera-t-il permis, Messieurs, à l’exemple du célèbre La Bruyère, de crayonner une partie des grands hommes qui composent aujourd’hui votre illustre Corps ? Dans mes peintures, je n’emprunterai rien de lui ; j’ai à peindre des personnages bien différents.

Il est des traits marqués que le pinceau saisit d’abord. Il en est de délicats, de fins, et pour ainsi dire, de caprice, que la nature s’est plu de former et que l’art a plus de peine à rendre. Suppléez donc, Messieurs, à ma faiblesse, et contentez-vous de l’esquisse que j’ose vous présenter.

Je peindrai légèrement ce joli Naturaliste de nos jours dont la sagacité sert la galanterie, ce Pline français, cet ingénieux Historigraphe des Dieux miaulants de l’Egypte que vous avez si librement reçu et si cordialement conservé5 . Je décorerai d’une Couronne civique ce grand Philosophe, qui a si bien mérité de la Patrie par sa docte apologie des Billets de Banque6 , et par les aménités de son Purgatoire ; et cet affable ministre de Plutus qui, ayant mis les Finances à la teinture des Muses, adoucit la rigueur des Tributs par ses manières humbles, modestes et polies, et n’est pas encore estimé le Dixième de ce qu’il vaut7 . Je relèverai la pourpre de ce Magistrat8 qui a si longtemps égayé la sévère Thémis, et qui, à l’exemple du célèbre Coulange, a sacrifié au tendre Vaudeville la fastidieuse étude de la chicane. A côté de ce grand homme, je placerai l’illustre Maître qui rend au public des comptes si fidèles de ses talents9  ; Génie heureux, qui nous a exprimé toute l’énergie de l’Homère des Anglais10  ; modèle des Traducteurs, et modèle si accompli que l’envie n’a pu armer contre ce chef-d’œuvre que l’incrédulité, qu’une supposition de l’art, et que l’allégation d’un enfantement étranger.

Auprès de ces riants et agréables Auteurs je placerai par un favorable contraste, des Savants du premier ordre, tels que ce Saumaise moderne, cet homme si profond en Hébreu et en Grec11 , qu’il semble avoir sacrifié à ces deux langues le talent qu’il avait pour apprendre la nôtre. J’irai ensuite chercher dans l’antiquité le Geryon à trois têtes12 , pour peindre d’après lui cet Homme vénérable inscrit des premiers sur votre liste, et qui réunit en lui trois hommes différents, le Magistrat, l’Ecclésiastique et le Lettré. Ses vertus allégorisées seraient le sujet de plus de Tableaux et d’Estampes qu’il n’en reste dans la plus riche Bibliothèque de l’univers.

Quelles provinces éloignées, quelles Villes, quelles Bourgades ignorent un nom glorieusement imprimé tous les mois ? Je parle du judicieux approbateur du Mercure, qui pour ainsi dire en partage la gloire avec l’Auteur, et qui d’ailleurs s’est immortalisé par son Histoire du Berger Daphnis13 .

Ô vous, Sophocle de notre Siècle14 , qui souteniez autrefois le Théâtre et faisiez succéder avec tant de rapidité vos Ouvrages les uns aux autres, hâtez-vous encore, achevez cette Tragédie commencée et attendue depuis dix ans15 . Le titre d’Académicien est-il un poids qui vous arrête ? Jaloux de la correction, craignez-vous de hasarder des fruits précoces ? Une circonspection politique a-t-elle rompu votre commerce avec des Fugitifs suspects ? on vous permet de renouer ces relations nécessaires à la scène et à votre gloire16 .

Puisse ainsi mon zèle pour l’honneur de l’Académie justifier le choix dont elle m’honore ! Quelle gloire pour moi d’avoir obtenu la préférence ! Vous m’avez fait grâce, Messieurs, il est vrai ; faites-moi celle de ne vous en point repentir : l’exemple de ce choix excitera l’émulation. Que de dignes aspirants vont désormais se présenter à vos portes !

Ouvrez-les au savant Compilateur des Causes célèbres17 , au délicat et judicieux analyste du Théâtre français, au fécond Historien des accouchements et des enterrements de Paris, dont le discernement, l’esprit et la politesse brillent périodiquement quatorze fois chaque année18  ; enfin à l’ingénieux et humble Auteur de la Tragédie d’Abenzaïde19  ; ouvrez-les à ce Lyrique vétéran, dont Paris vient d’admirer le sublime génie dans la correction de l’ouvrage imparfait d’un de ses confrères décédés. Si le public vous reproche d’avoir abandonné à des mains étrangères les enfants posthumes de l’illustre Houdart, il vous demande au moins pour leur Curateur, la récompense de leur avoir redressé les membres, de leur en avoir ajouté de nouveaux, et de leur avoir procuré en trois mois une fortune éclatante20 .

Vous placerez aussi parmi vous le Scudéry de notre âge21 , cet inépuisable Auteur, ce millionnaire de vers, ce vénérable prêtre d’Apollon, occupé depuis trente ans à desservir l’Opéra comme le chef-lieu de son Bénéfice, sans négliger les Chapelles confiées à ses soins.

Voilà les hommes votables, les sujets capables de maintenir la Compagnie dans tout son lustre. Mais, hélas, ils ne pourront y entrer qu’elle ne perde quelqu’un des précieux Membres qui la composent aujourd’hui, comme cela a été très savamment démontré il y a deux ans dans un excellent discours prononcé en ce lieu. C’est ainsi que l’Académie, par un privilège admirable, perd lorsqu’elle gagne, et gagne lorsqu’elle perd.

Soyez persuadés, Messieurs, que personne ne sera plus zélé que moi pour le maintien de toutes vos saintes Lois, dictées par la Religion, par la sagesse et par la probité, et surtout du Statut édifiant qui ordonne que toute place d’académicien sera honnêtement sollicitée, de peur qu’un si auguste Corps ne se voie exposé à l’ignominie d’un modeste refus22 . Que l’Episcopat, que l’Ordre du Saint-Esprit, que le Trône même ne se croient pas déshonorés par de pareils refus qu’ils ont quelquefois essuyés. Pour vous, Messieurs, qui avez sur l’honneur des délicatesses imperceptibles, l’exemple de ce qu’il y a de plus grand ne sera jamais un modèle pour vous, parce que vous êtes le sel de la tere : Vos estis sal terrae. Ce sel, Messieurs, vous préservera à jamais de la corruption de ce monde et dans l’autre que je vous souhaite. Ainsi soit-il.

  • 1L’abbé Desfontaines si connu par ses ouvrages, ayant été convaincu d’avoir fait cette pièce, fut décrété pour raison de ce, le janvier 1736 ; il s’absenta aussitôt et se retira, à ce que l’on dit, chez M. l’ambassadeur d’Angleterre.
  • 2L’abbé d’Olivet continuateur de l’histoire de l’Académie française commencée par M. Pellisson.
  • 3On entend parler de l’oraison funèbre du maréchal de Villars que l’abbé Séguy prononça à Saint-Sulpice
  • 4M. Adam, secrétaire des commandements du feu prince de Conti, en la place duquel l’abbé Séguy doit être reçu.
  • 5Moncrif, auteur du livre des chats.
  • 6L’abbé Terrasson.
  • 7Mallet, auteur de l’établissement du dixième en 1734.
  • 8Le Président Hénault.
  • 9Dupré de Saint-Maur, maître des Comptes.
  • 10Traducteur du Paradis perdu de Milton, auteur anglais.
  • 11L’abbé Sallier, professeur en hébreu.
  • 12L’abbé Bignon.
  • 13Hardion.
  • 14Jolyot de Crébillon.
  • 15Catilina
  • 16On prétend que c’était un chartreux réfugié à Utrecht qui faisait ses pièces de théâtre.
  • 17Gayot de Pitaval.
  • 18La Roque, chevalier de Saint-Louis, auteur du Mercure.
  • 19La Serre, auteur de plusieurs pièces de théâtre.
  • 20Sur l’opéra de Scanderberg dont La Motte est l’auteur et auquel on a ajouté le cinquième acte.
  • 21L’abbé Pellegrin.
  • 22Normand, avocat, a mieux aimé n’être pas reçu à une place d’académicien qu’on lui avait offerte, que d’être obligé de faire les visites pour s’y faire recevoir.

Numéro
£0291


Année
1735

Auteur
Desfontaines abbé



Références

Clairambault, F.Fr.12705, p.517-20 (imprimé) - F.Fr.12682, f°73-76 - F.Fr.15034, p.55-63 - F.Fr.15147, p.331-46 - Arsenal 3133, p.351-54 - BHVP, MS 665, f°55-56


Notes

Un exemplaire de l'imprimé a été découpé et collé pour mieux s'intégrer dans le volume de Arsenal 3133. De nombreuses annotations explicatives manuscrites sont insérées en marge du document. Ce sont elles qui figurent en notes de la présente reproduction.