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Extraits du Courrier politique et galant

Courrier politique et galant

18 septembre 1719

Les actions des Indes sont à 9000 en augmentant, et les billets d’État presque au pair ; il y a apparence qu’ils seront bientôt au-dessus, parce qu’on payera les intérêts avec le remboursement du principal. Ces heureux effets de l’habileté de M. Law et de ceux qui le secondent, augmentent chaque jour la liste de ceux qui font des fortunes si promptes et si prodigieuses que je m’imagine que dans ces commements de métamorphoses, ces heureux mortels qui, dans une nuit, ont fait le tour du bas au haut de la roue de l’aveugle déesse, pensent quelquefois que peut-être ne sont-ils pas encore bien éveillés et craignent que ce ne soit l’illusion d’un agréable songe.

 

9 octobre 1719

Rien n’est plus admirable que ces effets surprenants de l’habileté de M. Law ; cela a quelque chose qui tient du prodige ; il semble que la Fortune lui soit soumise et qu’il ne lui laisse que le pouvoir de faire du bien à tout le monde ; la roue a beau tourner, personne ne reste au bas, si ce n’est ceux qui, ayant eu le malheur de ne pouvoir attendre ces favorables révolutions, ont donné leurs effets presque pour rien, dont je suis malheureusement du nombre, moi qui vous parle.

 

16 octobre 1719

On dit que le cocher de M. Law lui ayant demandé son congé, et que celui-ci en voulant savoir la raison, le cocher lui avait répondu qu’il était lui-même en état d’en avoir un présentement, et qu’il le remerciait très humblement de lui avoir procuré sa fortune.

 

20 novembre 1719

Histoire de la rue Quincampoix

Un ex-laquais, car tout s’en mêle, négocie en actions si heureusement qu’il se voit bientôt en état d’acheter le carosse du maître qu’il venait de quitter. Les deux ou trois premiers jours furent employés à courir les rues pour le plaisir de la nouveauté. Il se fait conduire enfin dans la rue de Quincampoix, et ordonne à ses gens et à son cocher de l’attendre dans la rue de Bour-L’abbé. Les laquais entrent dans un cabaret ; pour lui, après avoir acheté ou vendu quelques actions, il se met en chemin pour regagner son équipage. La pluie survenant, il court comme un Basque et oubliant dans l’instant qu’il était le maître du carosse, il monte par habitude derrière. Son cocher s’en étant aperçu, lui cria : Eh, Monsieur, à quoi pensez-vous ? – Ne vois-tu pas, maraud, reprit le maître en descendant, que je ne l’ai fait que pour voir par moi-même combien il y peut tenir à peu près de laquais, car il m’en faut encore au moins deux ?

 

23 novembre 1719

Les mêmes lettres de Paris ne parlent que de terres et maisons achetées par ceux qui ont fait des fortunes immenses dans les actions des Indes, qui sont montées au-delà de 1500. De simples particuliers ont gagné jusu’à 18 millions. Après cela, il n’est pas surprenant de voir tout le monde se mêler de ce commerce. Les garçons des marchands et des artisans quitent même leurs maîtres pour aller agioter.

 

4 décembre 1719

Chaque courrier de France nous apprend quelque chose d’extraordinaire et d’inouï par rapport à la compagnie du Mississipi. Les dernières lettres de Paris du 24 novembre disent entre autres qu’il y était déjà arrivé plus de 150 000 personnes, qui étaient accourues des provinces du royaume et des pays étrangers, pour participer aux fortunes immenses qui s’y font.

 

4 décembre 1719

Par exemple le mot d’agioteur qui était autrefois odieux, n’est plus pris aujourd’hui qu’en bonne signification. Voyez à quelles variations la langue française est sujette ! Il est vrai pourtant que les choses ont changé aussi bien que les mots, car qu’était jadis un agioteur ? C’était, généraalement parlant, un pauvre diable qui, achetant une marchandise qui de jour en jour baissait de prix, ne sortait de ce commerce que pour aller à l’Hôpital. Mais à présent, c’est un négociant qui, plaçant bien son fonds, acquiert, au pied de la lettre,des trésors en dormant et fait en quelques jours une fortune respectable.

 

7 décembre 1719

Qui eût jamais prévu qu’en si peu de temps, on eût pu acquitter les dettes du Roi, soulager les peuples, enrichir une infinité de particuliers, faire des établissements avantageux, rendre l’or et l’argent plus abondants qu’on ne les avait jamais vus, établir partout le bon ordre et en un mot rendre le royaume de France le plus florissant de tous les Etats, et cela dans un temps de guerre.

 

8 janvier 1720

Les partisans de ces actions publient que dans la suite le produit d’une seule action suffira pour l’entretien d’un homme. Heureux ceux qui jouiront de l’accomplissement de cette prophétie ! Apparemment qu’on la fonde sur la chanson suivante qu’on chante depuis quelque temps au coin de la rue Quincampoix :

Dans l’an dix-sept cent dix-neuf

Tout est neuf.

dix-sept cent vingt

tout est gain ;

dix-sept cent vingt-deux

tout est heureux.

dix-sept cent vingt-trois

tout réussit au Roi.

 

15 avril 1720

On a reçu en France des avis de la Louisiane ou Mississipi, qui portent que le pays des Illinois était beau, fertile et bien cultivé. On y a trouvé une très grande abondance de froment. On y marche sur les mines d’argent et par l’expérience qu’on a faite, quoiqu’avec peu de commodité, on a trouvé que la superficie de la mine rapporte dix et demi pour cent de profit ; de sorte qu’en faisant le parallèle de ces mines avec celles des Espagnols au Mexique, qui ne rapportent d’abord qu’un ou deux pour cent, il y a lieu de présumer que celles de la Louisiane seront plus riches et plus abondantes à mesure qu’on creusera plus avant dans la terre.

 

2 mai 1720

De Paris, le 25 avril

Depuis quelques jours, il est fait beaucoup de mention en cette ville d’une lettre du prince de Hornes adressée à M. l’abbé Dubois, dans laquelle il lui mande qu’il savait bien que feu le comte son frère était coupable du crime dont on l’avait convaincu, mais que sa naissance étant connue, on n’avait point dû précipiter son jugement en lui ôtant même la voie de l’appel, permise à ceux de la plus basse condition. Cette lettre n’est point remplie de termes aussi injurieux que des personnes mal intentionnées l’ont voulu persuader.

 

Buvons, rions, faisons ripaille,

Puisqu’en dormant nos actions

Nous produisent des millions,

A quoi sert-il que l’on travaille ?

Cette chanson a été faite sans doute avant la publication de l’arrêt pour la diminution du papier qui n’aura pas tenu le cœur des perdants en joie.

 

17 juin 1720

La place de Vendôme ou de Louis le Grand ressemble plutôt à un camp qu’à une bourse par le grand nombre de tentes qu’on y a mises, tant pour la commodité des négociants en papier que pour leur procurer toutes sortes de rafraîchissements. Mais on croit qu’on leur indiquera un autre quartier pour faire leur commerce, à cause que M. le Chancelier D’Aguesseau a son hôtel sur cette place et que le grand concours d’agioteurs cause beaucoup d’embarras à ceux qui ont à parler à ce magistrat.

 

 

8 juillet 1720

Parlons, raisonnons Actions, c’est la nouvelle du jour. Rien n’est si fort au goût du public. Pourrait-on se faire écouter en parlant d’autre chose ? Autrefois, on faisait intervenir ce qu’on avait de Bon sens dans la conduite de ses affaires ; si l’on avait quelque entreprise, on consultait la Prudence […] Vraiment on est devenu bien plus habile. Rien ne paraît à présent plus pitoyable qu’un homme qui s’avise de raisonner avant de s’engager dans une entreprise où il risque tout ce qu’il possède, et même davantage. Examiner si elle est solide ou non, quelle extravagance ! C’est bien de cette manière que tant de gens, qui n’avaient presque rien, ont fait de grosses fortunes.

 

5 août 1720

La fureur pour les Actions est le phénomène le plus inconcevable dont on ait jamais eu l’idée, et il est fort à craindre qu’un événement si extraordinaire ne décrédite la foi historique dans l’esprit de la postérité. Un janséniste de mes amis prétend que c’est le Diable qui a fourré toute cette affaire dans les cerveaux humains, afin qu’on laisse le Pape en repos sur la Constitution. Effectivement on n’en parle plus. Mississipi, la mer du Sud, la Compagnie du West, ou Ouest, ont pris dans la conversation la place de la Bulle et du Corps de Doctrine. Dans la bonne ville d’Amsterdam, on ne vous demande plus en vous rencontrant, Comment vous portez-vous ? On demande à quel prix sont les actions ? On n’y pense plus à manger, à boire, à dormir. On n’oublie pas seulement qu’on est animal raisonnable, on oublie même qu’on est animal. On vend, on achète du papier, on donne et l’on reçoit des primes ; ou même on se contente, sans y rien faire, de s’aller morfondre pendant une grande partie de la journée et de la nuit dans les lieux où se fait cet agréable commerce.

 

5 septembre 1720

Les projets augmentent de jour en jour ; la moindre bicoque s’embellit d’une compagnie ; tout le monde y court ; j’y cours comme les autres et si cela dure, je deviendrai fou à lier ; toute ma tête est pleine d’action et de vapeurs de fortune.

 

14 octobre 1720

Ce que c’est que l’inconstance des choses humaines ! Voilà toutes les actions qui en ont dans l’aile ; ces actions si chéries, si courues, ces sources abondantes des plus grosses fortunes, ne sont plus que des sources de soupirs, de larmes, de banqueroutes et de misères ; ces papiers précieux ont eu la vogue, on ne sait pourquoi ; ils la perdent, la raison en est inconnue ; autrefois Dame Fortune influait sur les affaires ; à présent elle les gouverne avec un pouvoir despotique et la raison est un meuble absolument inutile ; le Mississipi a commencé le branle, toutes les nations de l’Europe regardaient cette Compagnie comme une machine formidable qui, par ses différents ressorts devait attirer à elle tout le commerce de l’Europe. Dans un petit nombre d’années les Anglais et les Hollandais, ces peuples si fameux par la force et par l’étendue de leur commerce, seraient trop contents d’être les facteurs de la France et de grapiller après elle quelques petits profits. Voilà pourtant cette machine prodigieuse qui menace ruine, affaissée sous sa propre grandeur.

 

21 octobre 1720

Extrait d’une lettre d’Utrecht

Si vous continuez sur ce pied-là, la cervelle me tournera comme aux actionistes. On n’entend parler ici que de coups de désespoir, d’esprits perdus, de cerveaux disloqués ; le nombr en est si prodigieux que si on suivait mon petit avis, on garderait à l’avenir les Petites-Maisons pour le petit reste des gens sages et on abandonnerait le reste du monde à la multitude de ceux parmi lesquels les actions ont fait un si terrible dégât. On dit que la moitié d’Amsterdam et les deux tiers de Londres sont ruinés ; je souhaite fort que ce ne soit qu’un on dit ; mais ce qu’on mande pour certain, c’est que deux lords se sont empoisonnés, un autre s’est précipité du haut de son grenier, un quatrième s’est coupé la gorge devant son miroir etc. En vérité je me sens attendrie quand je pense à l’état où se trouvent réduit tant de personnes mêmes d’un certain rang.

Numéro
£0247


Année
1719 / 1721




Références

Courrier politique et galant, 1719-1721