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Extrait d'une lettre écrire de Batavia

Extrait d’une lettre écrite de Batavia dans les Indes orientales, le 27 novembre 1684,

contenu dans une lettre de M. de Fontenelle, reçue à Rotterdam par Monsieur Basnage


Vous savez que dans la ville de Bornéo dont nous sommes voisins, il n’y a que les femmes qui puissent avoir la royauté. Ces peuples sont si jaloux d’être gouvernés par des personnes véritablement du sang royal, et ils ont une telle opinion de la fragilité des femmes, qu’il leur faut toujours une reine dont les enfants lui appartiennent incontestablement, et pour plus grande sûreté, les principaux doivent être présents aux accouchements des reines. Il y a quelques années que la reine nommée Melisio mourut, et sa fille Mereo lui succéda. Reconnue d’abord dans toute l’île sans difficulté, les commencements de son règne furent assez goûtés par ses sujets ; mais ensuite les nouveautés qu’elle introduisit dans le gouvernement firent murmurer. Mereo voulait que tous ses ministres fussent évêques, condition très dure qu’on n’avait point encore imposée, et cependant elle ne les faisait mutiler que d’une certaine façon qui n’empêchait pas les maris de se plaindre encore d’eux. C’est la coutume que les reines donnent en certains jours des festins publics à leurs sujets. Mereo en avait retranché la moitié de ce que donnaient les autres reines. Bien plus, le pain sous son règne était d’un prix excessif dans toute l’île et l’on ne savait ce qu’il était devenu, si ce n’est qu’on accusait de certaines magiciennes qu’elle avait à ses gages de le faire périr avec des paroles. On se plaignait encore beaucoup de quelques prisons nouvellement bâties où elle faisait jeter les criminels, et d’où on les tirait pour de l’argent, ce qui avait considérablement grossi son revenu. Mais rien ne choquait plus les habitants de Bornéo que la salle des cadavres qui était dans le palais de la reine, quoique en effet ce ne fut pas un malheur réel pour des sujets. Elle faisait embaumer les corps de ses favoris quand ils mouraient. On les arrangeait dans cette salle en grande cérémonie, et il fallait qu’on leur rendît ses respects avant que d’entrer dans l’appartement de Mereo. Il y avait des esprits naturellement fiers et indépendants. Les peuples de l’île étaient donc dans de mauvaises dispositions à l’égard du gouvernement, lorsque voici une nouvelle reine qui se présente, qui prétend être fille de Melisio et dépossède Mereo. Elle commence par abolir toutes les nouveautés dont on se plaignait. Point d’eunuques chez elle, point de magiciens qui fassent enchérir le pain, point de salle pour les cadavres, point de prison que suivant l’ancien ordre, point de festins imparfaits. J’avais oublié de vous dire que les peuples de Bornéo sont dans les sentiments que les enfants légitimes doivent ressembler à leurs parents. Enegue, c’était le nom de la nouvelle princesse, ressemblait parfaitement à la feue reine Melisio, au lieu que Mereo n’en avait presque point un trait. Aussi avait-on remarqué que Mereo n’aimait point trop à se laisser voir en public ; on dit même qu’elle supprimait le plus qu’elle pouvait les portraits de Melisio. Enegue, tout au contraire, les conservait de tout son pouvoir et faisait extrêmement valoir sa ressemblance. Mereo avait aussi un grand avantage, c’est qu’il était constant qu’elle était née de Melisio, du moins par le rapport des seigneurs qui en avaient dû être témoins, et ces seigneurs n’avaient point vu naître Enegue. Il est vrai qu’Enegue prétendait qu’ils avaient été corrompus, ce qui n’était guère vraisemblable. Elle contait aussi une histoire de sa naissance, par laquelle elle se trouvait fille légitime de Melisio. Mais c’était une histoire presque aussi incroyable, et pareille à peu près à celle du comte de Saint-Geraud dont on a tant parlé dans notre Europe. Cependant la contestation de ces deux reines a partagé toute l’île et y a allumé la guerre de toutes parts. Les uns tiennent pour la ressemblance contre la certitude de la naissance ; les autres pour la certitude de la naissance tiennent contre la ressemblance. Il s’est donné beaucoup de batailles très sanglantes, et aucun des deux partis n’a encore ruiné l’autre. On croit pourtant que Mereo l’emportera. Il n’y a pas longtemps qu’elle a surprise dans des endroits fort difficiles une partie de l’armée d’Enegue. On en a exigé le serment de fidélité. Son parti n’en est pas extrêmement fortifié, parce que ses soldats ne combattent pas très volontiers sous son enseigne ; du moins celui d’Enegue en est fort affaibli. J’aurai soin de vous apprendre l’année prochaine le succès de cette guerre, puisque vous aimez assez l’histoire pour ne pas négliger celle de ces pays barbares dont les mœurs et les coutumes sont si étranges.

Numéro
£0220


Année
1684

Auteur
Fontenelle



Références

Clairambault, F.Fr.12699, 317-319 - Mazarine, 3971, p.132-1421 -  - BHVP, 664, f° f° 53r-59r - Bois-Jourdain, II, 58-60