Lettre de la Cartou à Milord Kingston
Lettre de la Cartou à Milord Kingston
La douleur que votre départ a fait naître dans plus d’un cœur ne suffisait pas à faire sentir tout ce que Paris perdait. Connaissant mieux que personne tout ce que vous valez, je croyais être la seule qui qui dût être véritablement affligée de votre absence. Je me trompais. Mme de la Touche en a été si violemment frappée qu’elle a tout quitté pour voler après vous. Quelle amante ! Milord, quelle fermeté d’âme ! Que de tendresse n’annonce-t-elle pas dans une femme ! j’en fait l’aveu avec regret ; un tel projet n’était digne que de moi ; faut-il qu’une autre m’en ait dérobé l’invention ? je ne le puis comprendre. L’amour m’avait déjà guidée jusque dans le Nord. L’honneur de m’être vue assise à la table de trois rois devait me faire naître l’idée d’étendre mes conquêtes sur les bords de la Tamise. Nos exploits sont comptés comme nos jours ; mon étoile m’a manqué dans cette occasion. Non, je ne m’en consolerai jamais. Que Mme de la Touche jouisse pleinement d’une gloire qui va l’immortaliser dans nos fastes. De quels plaisirs ne jouira-t-elle pas de savoir que toutes les femmes de Paris ont des yeux d’envie fixés sur elle. Tout conspire à son bonheur ; la jalousie de son mari assaisonne les douceurs qu’elle goûte entre vos bras. Il l’a rendue publique et travaille maintenant à ramasser les matériaux de sa honte et de votre trophée.
Souvenez-vous, Milord, que dans des temps plus heureux, je vous donnais on portrait ; je vous supplie de me le renvoyer ; c’est assez de Mme de la Touche dans votre cœur et de sa gloire, sans que j’aie encore l’affront d’illustrer par mon image le triomphe de ma rivale ; j’attends de vous, Milord, cette grâce et cette justice. Est-ce trop pour payer le don d’un cœur comme le mien et la jouissance de ces charmes qui ont essayé leur pouvoir sur les trois plus grands monarques du Nord. Je suis, etc.
F.Fr.15140, p.306-08 - F.Fr.15147, p.413-18