Factum pour Mademoiselle Petit, danseuse de l’Opéra, révoquée, complaignante au Public
Factum pour Mademoiselle Petit, danseuse de l’Opéra, révoquée, complaignante au Public
Messieurs,
C’est avec autant de douleur que de honte que je me vois réduite à emprunter la plume d’un ami pour me défendre contre mes persécuteurs et contre mon accusatrice. J’’espère encore assez des uns et je méprise trop l’autre pour les nommer. Le Public les connaît ; il sera notre Juge. Je suis cette Danseuse qu’on a on, dit-on, surprise sous le Théâtre de l’Opéra telle que Vénus et Mars furent exposés aux yeux de l’Olympe assemblé dans les rets de Vulcain. Le témoin prétendu de mon infamie ressemble assez par la noirceur de son teint et la difformité de sa taille à ce chef des Cyclopes. Son âme est bien digne du corps qu’elle occupe ; elle a tous les vices de son état, et n’en a pas les vertus.
Il est d’usage parmi nous de s’accorder une indulgence réciproque en matière de Galanterie. Cette discrétion politique est absolument nécessaire à l’intérêt commun. Sans cela nous serions tour à tour les dupes de nos vengeances et les hommes cesseraient d’être les nôtres. J’avouerai que je ne voulais entrer à l’Opéra que dans la vue d’imiter mes compagnes, et d’arriver comme elles au bonheur par la route du plaisir. Je suis jeune, bien faite et d’une assez jolie figure ; j’ai les yeux petits, mais vifs, et ma mère qui s’y connaît dit qu’ils en valent bien de plus grands.
Tous mes amis sollicitèrent donc opur moi une place dans les Chœurs, et je l’obtins à force de crédit. Je comptai dès lors ma Fortune assurée. Nous sommes sur le Théâtre ce que les Fermiers Généraux sont dans les Finances. La plupart commencent avec rien, nous commençons de même. Ils s’intéressent dans plus d’une affaire, nous n’avons jamais pour une intrigue [sic]. Ils doivent l’alliance des Grands à leurs richesses, nous la devons à nos Appas. Ils sacrifient leurs amis à l’intérêt, nous lui sacrifions nos amants. Un trait de plume leur vaut cent mille livres ; une faveur accordée nous en vaut quelquefois davantage. Ils font des traités captieux, les nôtres sont équivoques. Le goût du plaisir nous mène à la prodigalité, le faste les rend dissipateurs. Deux choses nous différencient : ils s’endurcissent pour thésauriser, nous nous attendrissons pour nous enrichir ; ceux qu’ils ruinent les maudissent, ceux que nous ruinons nous adorent. Vous voyez, Messieurs, que je connaissais toutes les prérogatives de ma place, et j’aurais bientôt acquis le peu qui me manquait pour la remplir dignement. J’ai peu d’esprit, mais en faut-il beaucoup quand on a le reste ? Et d’ailleurs le Théâtre n’en donne-t-il pas ? Hélas ! J’en aurais eu comme les autres sans la malheureuse aventure que la calomnie m’impute pour m’en enlever de brillantes. Je vais, Messieurs, vous exposer le fait qui a servi de base aux impostures de mon Accusatrice.
J’arrivai sur les trois heures à l’Opéra avec ma Coiffeuse ; le Tailleur était dans la loge. M…1 Protecteur-né de toutes les filles qui commencent était venu assister à ma petite toilette et me débitait mille jolies choses sur l’éclat de mon teint, la blancheur de ma peau et la finesse de ma taille. J’écoutais avec plaisir ce qu’il me disait avec confiance : un usage de vingt ans donne bien de la facilité pour le débit. M. de… qui passa vis-à-vis de ma loge m’aperçut, et me souhaita le bonjour ; je lui répondis en Fille bien née. Un homme de qualité ne peut pas être en reste de politesse, il entra dans la loge et me dit des folies auxquelles je répliquai avec sagesse. Enfin il m’enfila de conversation et nous nous donnâmes en badinant quelques coups. J’avais eu le dernier, je courus après lui dans le dessein de me venger ; il me demanda grâce et me baisa la main ; je m’apaisai, la…2 qui passa dans cet instant feignit de prendre les préliminaires pour la chose même. Elle alla sur le Théâtre annoncer ses lubriques visions à Mlle Cartou qui refusa de la croire et qui lui conseilla chrétiennement, la chose supposée vraie, d’en supprimer le scandale qui ne pouvait manquer de rejaillir sur tout le corps. Les méchants n’écoutent point de conseil : elle raconta le fait à des Esprits moins bons et plus crédules sur le compte du prochain. Quand je parus dans les coulisses, on vint me regarder, on se parla bas, on rit sous cape. Je m’aperçus que j’étais l’objet de tout ce manège. J’en demandai la raison, et je l’appris avec toute l’indignation que donne le témoignage de la conscience contre la calomnie. M. de T…3 , galant homme mais subordonné, fut informé de l’histoire par une femme qu’i est obligé de croire même quand elle ment, et je fus sacrifiée à sa haine que j’ai encourue sans l’avoir jamais méritée.
Voilà le fait tel qu’il s’est passé. Examinons maintenant quel ordre on a observé dans l’arrêt de ma proscription : unus testis, testis nullus. Un seul témoin ne fait point de témoignage. La Loi est formelle et triomphante en ma faveur. Je n’ai contre moi qu’un témoin, encore est-ce une Fille, et quelle Fille, Messieurs ! Il me faudrait toute son impudence pour détailler l’histoire de sa vie. Ce que je vous dois, Messieurs, aussi bien qu’à mon sexe ne me permet pas de l’entreprendre. Il me suffit de vous dire que son amant lui-même l’avait quittée il y a environ un an. M. Pibrac4 sait bien pourquoi, mais ces Messieurs se taisent par devoir, et je me tais par bienséance. SI ma partie avait pensé comme moi, je ne me verrais pas aujourd’hui forcée à la noircir pour me justifier. Tel est, Mesiseurs, ce témoin qui dépose contre moi ; voyons si ceux qui m’innocentent ne méritent pas au moins de balancer sa déposition. Le Tailleur de la loge ne m’a pas quittée, et il nie le fait. Mais, me dira-t-on,
1° Vous avez acheté son silence ! – Qu’on prouve la subornation. L’on a menacé le pauvre homme de le chasser. Il a persisté dans la négative, et je ne suis assurément pas en état de le dédommager de son emploi s’il venait à le perdre.
2° Sept autres témoins oculaires déposent contre vous – Qu’on les produise ces témoins, qu’ils se présentent devant moi pour me confondre par une déposition unanime et circonstanciée. Suffit-il donc d’annoncer des témoins pour condamner un accusé ? La Loi n’exige-t-elle pas qu’ils soient confrontés avec lui, afin qu’il puisse informer leur témoignage s’il se trouve faux, ou qu’il soit forcé à l’aveu du crime s’il est coupable
3° La coiffeuse est d’une profession suspecte et elle est à vos gages – R. Elle n’est point à mes gages, et quand cela serait, en matière criminelle le témoignage des Domestiques est reçu dans les Tribunaux. Sa profession à la vérité est suspecte, mais sa personne ne l’est pas, et sa déposition est d’un tout autre poids que celle de ma partie dont heureusement pour moi les histoires sont avérées.
M. de…5 décoré des honneurs militaires et connu par sa probité est-il aussi un témoin suspect de vénalité ? N’avait-il pas même des raisons non seulement pour m’abandonner, mais pour être le plus cruel de mes ennemis si j’avais été coupable ? il est cependant le premier et le plus ardent de mes défenseurs. Il a vu arriver M. de… Il a entendu ses propos et mes réponses ; il a été témoin de mes actions, rien de tout ce qui s’est passé entre nous ne lui a échappé. Un témoignage de cette espèce est, je crois, victorieux et doit rejeter sur mon Accusatrice toute l’infamie dont elle a voulu me couvrir. Je ne demande point à rentrer à l’Opéra. Il ne faut pas même que la femme de César soit soupçonnée ; j’aurais trop à rougir du seul souvenir de cette affreuse intrigue. Mais, Messieurs, j’exige un acte de justice de votre part que vous ne sauriez me refuser. Si la calomnie est avérée, sifflez mon ennemie ; que vos avanies la forcent à chercher les ténèbres, asiles du crime. Elle est en Chanteuse ce que je suis en Danseuse ; vous perdrez peu à ses talents, et vous aurez la satisfaction d’être les vengeurs de l’innocence opprimée.
Petit
Clairambault, F.Fr.12709, p.209-14 (imprimé) - F.Fr.15150, p.1-16 - Arsenal 3133, p.437-40 - BHVP, MS 561, f°195-204
Voir la réponse en £0293 et la fin en £0333