Lettre de Mlle Arnould à M. le contrôleur général
1 Monseigneur, j’avais toujours ouï dire que vous faisiez peu de cas des arts et des talents agréables. On attribuait cette indifférence à la dureté de votre caractère. Je vous ai souvent défendu du premier reproche ; quant au second, il m’eût été difficile de m’élever contre le cri général de la France entière. Cependant, je ne pourrais me persuader qu’un homme aussi sensible que vous aux charmes de notre sexe, pût avoir un cœur de bronze. Vous venez même de bien prouver le contraire : Vous vous êtes occupé de nous, au milieu de l’affaire la plus importante de votre Ministère. Forcé de grever la nation d’un impôt de 162 millions, vous avez cru devoir en réserver une partie pour le théâtre lyrique et les autres spectacles. Vous savez qu’une dose d’Allard, de Cailleau, de Raucourt, est un sûr narcotique pour calmer les opérations douloureuses que vous lui faites à regret. Véritable homme d’État, vous en prisez les membres suivant l’utilité dont ils sont à vos vues. Le Gouvernement sans doute, en temps de guerre, fait grand cas d’un guerrier qui verse son sang pour sa patrie, mais en temps de paix, le coup d’œil d’un militaire mutilé ne sert qu’à affliger, qu’à exciter les plaintes et les murmures des Français, déjà trop disposés à geindre. Il faut des gens au contraire qui le distraient et qui l’amusent. Un chanteur, une danseuse, sont alors des personnages essentiels, et la distrinction qu’on établit dans la récompense des deux espèces de citoyens est proportionnée à l’idée qu’on en a. L’officier estropié arrache avec beaucoup de peine, et après beaucoup de sollicitations et de courbettes, une pension modique ; elle est assignée sur le trésor royal, espèce de crible sous lequel il faut tendre longtemps la main avant de recueillir quelques gouttes d’eau. L’acteur est traité plus magnifiquement ; il est accolé à une sangsue publique, animal nécessaire qu’on fait ainsi se dégorger en notre faveur de la substance la plus pure dont il se repaît. C’est à pareil titre sans doute, Monseigneur, c’est à la profondeur de votre génie que je dois attribuer le prix flatteur dont vous honorez mon faible talent. Vous m’accordez, dit-on, une croupe ! Ce mot m’effraierait de toute part. Mais c’est une croupe d’or. Vous me faites chevaucher derrière Plutus ! Je ne doute pas que, dressé par vous, il n’ait les allures douces et engageantes. Je m’y commets sous vos auspices et cours avec lui les grandes aventures. Puissiez-vous en revanche, Monseigneur, ne jamais trouver de croupes rebelles ! Puissent toutes celles que vous voudrez caresser, s’abaisser sous votre main chatouilleuse ! puisse la plus orgueilleuse se laisser dompter par vous et recevoir Votre Grandeur avec ce frémissement délicieux, présage du plus heureux voyage, toutes les fois que vous galoperez dan les riantes vallées de l’Italie.
Paris, 4 janvier 1774
Mademoiselle Arnould reçut la réponse suivante :
Versailles, 8 janvier 1774
On vous a mal informée, Mademoiselle, vous n’avez point de croupe dans le nouveau bail, ainsi vous ne chevaucherez derrière aucun fermier général ; mais il vous est très permis d’en faire chevaucher quelqu’un devant ou derrière vous. Cet accouplement ne vous sera pas moins utile, et même plus commode en ce que, pour la mise, il n’exige q’un très petit fonds d’avance.
- 1On avait donné au Contrôleur [Terray] le sobriquet de grand houssoir, nom qui convenait assez à sa figure et à sa besogne. Il houssa terriblement les fermes au renouvellement du bail. Les nouvelles croupes et les intérêts qui furent donnés à la famille du Barry et aux créatures du ministre des finances firent beaucoup crier les traitants. Il reçut à cette occasion une lettre ssez plaisante de Mlle Arnould de l’Opéra ; la voici.
CSPL, III, 163-65