Lettre de Mlle Pélissier sur ses amours avec un juif
Lettre à Mlle Pélissier sur ses amours avec un juif
Que vous êtes heureuse, Mademoiselle, de briller dans un siècle éclairé où l’esprit n’est plus si souvent la dupe de l’opinion et des préjugés qu’il l’était autrefois. Si vous aviez vécu du temps de nos pères, à quoi n’eussiez-vous pas été exposée ! Ces bonnes gens, trop dociles à ses lois qui n’avaient rien de respectable que leur antiquité, vous auraient fait votre procès sans examiner les motifs de votre commerce ave cet honnête circoncis dont on parle tant. Non seulement dans celui-ci vous en serez quitte pour des chansons, mais des interprètes favorables à vos intentions, pousseront la chose jusqu’à vous faire canoniser ; du moins ils prétendent que vous le méritez mieux que la célèbre Marie-Marguerite Alacoque. Ce paradoxe surprend d’abord, mais dès qu’on vient à examiner tranquillement leurs preuves, on se trouve obligé d’admettre leurs conséquences. Voici comme ils raisonnent : ils savent de bonne part que vous ne vous êtes rendue ni aux offres, ni aux charmes du circoncis. Votre ancien désintéressement répond de l’un, et la figure du galant nous assure de l’autre. Qu’est-ce donc qui l’a fait entrer dans la terre de Promission ? qui lui a ouvert la porte du jardin d’Éden ? C’est votre charité, cette charité dont parle saint Paul, qui nous rend anathèmes pour nos frères. Ils savent que vous n’avez été flattée de la victoire de vos charmes sur ce cœur endurci qu’autant que cela vous assurait un moyen de le convertir. Que ne fait pas le zèle moliniste pour augmenter le royaume de Dieu ! Voici donc le mystère découvert : vous lui avez tout donné pour le gagner lui-même ; vous avez sacrifié votre honneur, votre réputation. Vous avez plus fait encore : selon la nature, vous avez sacrifié votre propre goût, pourvu qu’il voulût se faire catholique. Vous n’avez rien ménagé. Quel amour ! quelle ardeur ! Cette somme d’argent que le public grossier croit avoir été le premier mobile de vos faveurs a été appliqué au bonheur des pauvres. C’est encore un raffinement de votre religion ; comme on sait que vous avez beaucoup de délicatesse dans votre esprit, on vous a fait faire les plus jolis raisonnements du monde le jour qui a précédé l’instant de la félicité du circoncis. Je vais donc gagner une âme à Dieu, disiez-vous, mais quelle âme, une de ces vieilles endurcies que la théologie rabbiniste a rendu sourde à toutes nos prédications. Elle est donc perdue sans ressource si je n’emploie pas le seul moyen que la providence lui accordera peut-être. Que m’en coûtera-t-il ? Une faiblesse si commune parmi nos semblables qu’elle ne porte plus aucun scandale. Je me donne au Diable pour un moment afin d’en tirer un honnête homme pour toujours et j’ai dans cette religion où je le conduis des secours toujours prêts pour duper cet ennemi du genre humain.
Voilà, Mademoiselle, une partie des raisons qui servent à votre apologie dans le public éclairé. Pour Marguerite Alacoque, l’histoire de sa vie n’annonce qu’une imagination déréglée. Rendons au physique ce qu’un prélat pieusement échauffé donne au mystique. Nous trouverons que quiconque a lu son livre peut se passer de Pétrone et de l’Arétin, et qu’il est le véritable Aloisia des dévotes. Je n’entre pas davantage dans le détail ; ces sortes d’ouvrages sont hors de ma sphère et je me contente de vous rendre justice très naturellement sans me livrer aux idées mystiques.
Clairambault, F.Fr.12701, p.115-17 - Maurepas, F.Fr.12632, p.347-49