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Lettre critique de la tragédie de Mariamne

 

Lettre critique de la tragédie de Mariamne, écrite par le Sieur Rousseau à M. B. médecin

J’ai enfin eu le plaisir de considérer à mon aise cette merveilleuse superfétation dramatique ; vous voulez le second accouchement d’un avorton remis dans le ventre de sa mère pour y prendre une nouvelle nourriture. Sa formation pour tout cela ne m’en a pas paru plus régulière, et je vous avoue que depuis la tête jusqu’à la queue, je n’ai poit vu de monstres dont les parties fussent plus disjointes et plus mal composées. Tout est précipité dans cet ouvrage, sans nulle forme de raison ni de vraisemblance, et il n’y aucune chose qui dût arriver si un seul des acteurs de la pièce avait le sens commun.

Mariamne est une idole froide et insipide, qi ne sait ni ce qu’elle fait, ni ce qu’elle veut ; Varus, un étourdi qui prend aussi mal ses mesures sur le Jourdain que sur le Danube ; Hérode avec sa politique est la plus grande dupe, et le plus imbécile personnage de la troupe ; Salomé, une carogne qui mériterait d’être fouettée au cul d’une charrette, et Anazel un fripon maladroit qui, loin de s’accommoder aux intentions de son maître, le heurte d’une façon à se faire mettre entre quatre murailles, si Hérode n’était pas un aveugle aussi fou que l’auteur qui le fait agir.

Dans l’action Varus promet toujours et ne fait que de l’eau claire. Mariamne veut se sauver et perd le temps à faire son paquet. Hérode qui arrive entouré de peuple et de courtisans trouve moyen d’aller cheez sa femme en bonne fortune, sans que personne s’en aperçoive.

De même Varus, obligé par ordre du sénat à installer le roi réhabilité, qui ne peut être reconnu sans cela, a l’adresse de se dérober à sa vue dans son palais même, et Hérode avec les sujets qui ne le sont pas encore et qui le haïssent mortellement, l’étrille, lui et les Romains, tout maîtres qu’ils sont dans ses États. Mariamne se réconcilie avec son mari et dans le temps qu’ils sont ensemble, il survient un incident qui la déshonore et elle le laisse partir sans se justifier. Mais enfin, ce qu’il y a de plus ridicule, il est arrivé un tumulte. L’échafaud est renversé, on ne sait ce qu’est devenue Salomé qui apparemment a pris soin de se cacher, sans quoi elle aurait mal passé son temps. Mariamne est sur le théâtre, Varus vient de la quitter, retournant au combat. Elle sort sans y être contrainte, avant que la querelle fût décidée. Hérode arrive dans l’instant même et à peine a-t-il prononcé douze vers qu’il se trouve que l’échafaud est redressé, que Salomé y a fait conduire Mariamne et que la pauvre princesse a été décapitée aussi tranquillement que si de rien n’était, quoique le récit de sa mort, tout abrégé qu’il est, occupe quatre fois plus de temps que l’auteur n’en a donné à toutes ses opérations.

En vérité, si Voltaire a négligé le merveilleux dans son poème de la Ligue, c’est une belle malice à lui. Car je défie qu’on trouve rien dans les enchantements de l’Arioste qui le soit autant que cette surprenante catastrophe.

Le pauvre Hérode n’avait garde de s’en douter, aussi n’en a-t-il rien su que quand tout a été fait. Mais tout enragé qu’il est, il ne pense pas seulement à châtier sa malheureuse sœur, par les conseils de laquelle il s’est conduit dans toute la pièce, quoiqu’il la reconnaisse pour une furieuse qui l’a rendu odieux à toute la terre. Quant à ses fureurs, qui sont si touchantes et si animées dans Tristan, malgré la vétusté du langage, elles ne sont mises ici que pour la forme. Car vous ne vîtes jamais un sommet de fureur plus abrégé que celui-là, et si on la mettait en musique, elle ne durerait pas tant que celle d’Atys.

Voilà, Monsieur, le précis de ce chef-d’oeuvre qui, comme vous voyez, ne semble pas moins fait contre la raison que contre la rime, à laquelle le poète en veut furieusement, à l’exemple de Pradon, son devancier.

On peut cependant lui pardonner la pièce en faveur de la parodie du Mauvais ménage à laquelle elle donné lieu et qui est d’un bout à l’autre aussi justement que régulièrement écrite. Vous me feriez plaisir de m’en dire l’auteur, si vous le savez. Je voudrais pour l’honneur de Voltaire que ce fût lui-même qui l’eût faite. Au moins pourrait-il se retrancher en la prétention de prendre le public pour dupe et de faire voir qu’il ne l’est pas lui-même.

J’oubliais le portrait des dames romaines qui m’a paru une satire assez hors de place de nos dames françaises qui ne s’y reconnaîtront peut-être que trop.

 

 

Numéro
£0006


Année
1726

Auteur
J.-B. Rousseau



Références

Clairambault, F.Fr.12699, p.283-285