Dialogue entre le Grassin et un habitant de Charonne
Le libraire au lecteur1
L’essai de plume villageoise et rustique que nous donnons aujourd’hui paraîtra sans doute tardif et hors de saison ; mais ce reproche, tout juste et tout fondé qu’il soit, cessera d’avoir lieu dès qu’on saura que nous n’avons été les maîtres ni du temps, ni du lieu, ni même de la copie que depuis quelques jours. Le Grassin possesseur de cette pièce qu’il s’était donné lui-même la peine de transcrire de mémoire, se préparait à l’emporter avec lui pour en réjouir ses camarades, lorsqu’un événement imprévu l’obligea de s’en défaire ; nous rendrons compte de la manière dont elle est tombée entre nos mains dans les éditions suivantes, supposé que le public trouve celle-ci de son goût. En attendant nous osons avancer que les réflexions naïves de notre rustre, et sa tendresse désintéressée pour son souverain doivent lui tenir lieu de génie vis-à-vis des personnes sensées qui n’ignorent pas l’éducation bornée que l’on donne aux paysans : des sujets que la Providence a placés dans un état obscur, seraient bien à plaindre s’il leur était défendu de sentir et d’exprimer leurs sentiments à leur manière.
Dialogue entre un Grassin et un paysan
Le paysan
Pargué, fillot, je soms bian aise de t’avoir comme ça rencontré sus ce pont Saint-Michel. Morgué, comme t’es grandi ! sans compter que te vla brave comme el lapin dont t’as le poil autour de ta camisole bleue.
Le Grassin
Convenez donc, mon parrain, qu’un sabre me va mieux qu’une bêche.
Le Paysan
Tu n’as jamais si bian fait que de quitter le grand Charonne pour t’enrôler dans la guerre militaire.
Le Grassin
Je vous en réponds ; je ne serais, morbleu, qu’un misérable paysan, et me voilà en passe d’être un de premiers officiers subalternes de notre régiment.
Le paysan
Et dis-moi, fillot, qu’est-ce que tu vians faire à Paris que tes camarades coucheront là-bas à la belle étoile.
Le Grassin
Je viens faire recrue. Voulez-vous que je vous engage ?
Le Paysan
Si j’avais vingt ans de moins sur la tête, faudrait pas m’en défier ; j’ai toujours été hasardeux, vois-tu, et de mon temps quand n’en tirait cheux nous à la milice, je boutais toujours le premier la main dans le chapeau ; mais tout en vidant notre pinte, conte-moi donc un peu de ste bataille de Fontenoy : y étais-tu pas ?
Le Grassin
Oui-dà, j’y étais, mordié, et des plus près.
Le Paysan
On dit qu’ous saviez affaire-là à des vivants qui n’étions pas de paille.
Le Grassin
Ça faisait de fiers gars, vantez-vous-en ; mais à bon chat, bon rat, sarpejeu ! Nous leur avons taillé diablement des croupières ; au Diable ceux qui agardaient derrière eux ; mais n’avez-vous pas eu de relations de tout cela ?
Le Paysan
Voirement ! Je n’en ons pas manqué. Un jour, Maître Nicolas, notre magister, nous apportit de Paris une gazette tout autrement faite que les accoutumées, et qui venait, se faisait-il, de l’estoc d’un nommé M. Voltaire. I nous la lizit cheux Pierre le Tavernier ; mais, jarnicoton, je n’en comprimes rian tous tant que j’étions, et si y avait pourtant avec nous note bediau qui est une aussi bonne tête qu’il y en ait dans le lieu.
Le Grassin
Et vous aviez tort par la sacre-nom pas d’un chien, c’est un excellent morceau et qui tiendra bien son coin dans l’histoire.
Le paysan
Ce que l’y a de pus bouffon à ça, c’est que quatre jours après, note carillonneur nous apportit itou une autre gazette sur le même moule faite par un autre M. V… et pis encore… et pis encore… jusqu’à la somme et concurrence de cinq, et toujours la même chanson à queuques versets près ; y faut que ste famille des V… ayons a queue bian longue ; s’ils se ressemblont tretous par la mine comme par l’esprit, leux père doit s’y tromper et n’en dis ben vrai quand n’en dis que les biaux esprits se recontront car pargué, ceux-là se sont rencontrés comme s’ils s’étaient baillés le mot.
Le Grassin
Ha, ha ! parbleu, il est bon là ; vous donnez bien dans le godan, mon bonhomme de parrain ; il n’y a q’un M. V… au monde ; et ces cinq morceaux-là sont de sa main.
Le Paysan
Ca se peut-i, fillot, ça se peut-i ?
Le Grassin
Rien n’est plus vrai.
Le Paysan
Ban, ban, tu gausses. Comment, tu veux me faire accroire qu’un homme qui a de l’esprit jusqu’à se faire mouler, recommence comme ça cinq ou six fois l’une après l’autre la même turelure ? Eh, fi ! fi ! je ne sis qu’un chétif païsan, je n’ai jamais fourré mon nez dans tous les brinborions de ste philosophie ; je ne sais ni mequier, ni marchandise de poésie, mais je serais morgué bian fâché que tous les carrés de mon jardin se ressemblions.
Le Grassin
N’avez-vous pas remarqué qu’il y a toujours de la différence des unes aux autres ?
Le Paysan
Tian, fillot, c’est tout comme qui dirait une planche de carottes là on aurait semé queuques panets par ci par là par mégarde.
Le Grassin
Mais aussi vous devriez considérer que cela a pu être fait en très peu de temps.
Le Paysan
Et morgué, que n’en prenait-il assez ?
Le Grassin
Apparemment qu’il a voulu avoir l’avantage de parler le premier de la victoire que le Roi a remporté sur ses ennemis.
Le Paysan
Ste raison ne vaut cor rien. Notre magister dit qu’en cas d’à l’égard de ces choses-là, qui ne faut pas tant se presser, parce que les meilleurs sont toujours les premiers.
Le Grassin
Votre magister est apparemment le bel esprit du village ?
Le Paysan
Il en a assez pour ne pas se faire mouler li-même ; mais tout ça n’fait rian ; ça n’empesche pas que ton ou tes M.V*** ne soiont des affronteux, tout de pis le pus petit jusqu’au pus grand.
Le Grassin
Là, là, tout doux, modérez-vous un peu ; on ne doit pas avancer certaines choses.
Le Paysan
Comment, ventregué ! que je me modère ? Que je n’avance rian… Oh, mais, fillot, t’as bon esprit, bon entendement, accoute-moi. Pourquoi stolibrius-là n’a-t-il chanté, comme il l’appelle, que trois mots et un bredouille sus note brave Roi, et sus son enfant ? Est-ce qu’ils ne méritions pas ben un gros livre chacun ? Je n’avons pas vu ste bataille-là moi, mais quand on nous a dit que note bon Roi et son fieux entendions rongfler le canon comme une flûte douce, et que ce qui les chenait était tant seulement de voir tuer leur monde ; je pleurions tretous à chaudes larmes de voir de si bons cœurs ; je pleurimes de tristesse quand il fu malade ; et je n’eumes pas le courage de donner un coup de bêche ; mais ste pleurerie était joyeuse ; j’ons chanté, pisque chanté y a, la mère Gaudichon, pendant trois jours ; j’ons dansé, fallait voir ; je n’ons pas donné à la terre un seul coup de hoyau ; mais nos femmes n’y avons rian perdu. J’ons bu, ah jarnigué, comme des satans ; véritablement pour cet article-là, on n’a rian à nous reprocher ; et tout ça en réjouissance de la valeureuseté et du pied farme qu’a tenu note bon Roy, et pis après je sommes parti de cheux nous à beau pied pour aller à Paris voir tirer le Tedium de la Grève.
Le Grassin
Cela était fort bien fait à vous ; vous ne pouviez vous réjouir pour une action plus glorieuse ; mais il ne faut ps blâmer M. V¨¨¨s’iln’a pas dit tout ce qu’il savait sur le Roi, c’est sans doute qu’il le réserve pour une autre occasion.
Le Paysan
Ah, note bon Roi ! Si tant seulement l’ombre de vote personne passait dans note village, je mettrions toutes les cloches en branle, les petites comme les grosses ; je ne gardrions rian pour une autre fois. Non, c’est pis qu’une honte, car c’est vergogne pour ce chanteux-là de n’avoir presque pas sonné mot sur un bon et brave Roi qui le paye pour ça, à ce qu’on di, et qui le quien cheux li à pot et à rot.
Le Grassin
Parions que c’est Maitre Nicolas qui vous fourre dans la tête tout ce que vous dites contre ce M. V***.
Le Paysan
Non, morgué, je n’en veux seulement qu’aux ingrats… et pis, ce qu’an dit encore que c’est un glorieux qui ne trouve rian de bon que ce qu’i fait ; les morts, les vivans, i vous les vilipande tretous dans de petits livres. L’y a, dit-on, à Paris un endroit où ils sont quarante qu’avons de l’esprit comme quatre ; eh bian ! ne se goberge-t-il pa itout d’eux à leur nez et à leur barbe, à cause, le sait-on, qu’ils n’avons pas voulu faire place à son esprit hargneux ?
Le Grassin
Doucement donc, mon parrain, vous vous emportez mal à propos ; apparemment que votre magister se mêle aussi quelquefois de faire des vers et que c’est par jalousie qu’il en parle.
Le Paysan
Nannin c’est un bonhomme qui ne dirait pas pis que son nom à un enfant ; mais ne parlons pas de ça, car aussi bian j’avons ouy dire qu’il y avait comme ça un autre bel esprit qui faisait voir le béjaune à ton M. V*** ; li avait bian rivé son cloud, et bravement baillé la monnoye de sa pièce. Stapendant, quien, fillot, toi qui sçais lire, dis-moi un peu ce que chante ce livre-là ; un vendeux de ces rues m’a dit que ça parlait du Roi ; pour li l’argent ne me quien pas aux doits ; et je l’y ai bravement donné ce qui m’en a demandé.
Le Grassin
Ah, par la sambleu, je suis sûr que vous allez bien regretter votre argent, car c’est encore une nouvelle gazette de ce M. V***.
Le Paysan
Qu’appelles-tu ?
Le Grassin
Ce morceau-là est ce que vous avez déjà vu cinq fois.
Le Paysan
Miséricorde ! Et mais, fillot, c’est pis qu’une magie. Voyez-vos staffronteux de livrier qui l’a moulé une fois plus ptit que les autres afin d’attrayer les glaudes.
Le Grassin
Ne vous fâchez pas : il y a dans celui-ci une épître au Roi et un discours préliminaire.
Le Paysan
Voyons donc ce que ce luminaire-là nous fra voir et comment cet homme-là s’y prend pour parler à la propre personne du Roi… Eh mais, fillot, ne lis toujours sans un mot dire ; dégoise-moi donc queuque chose pour mon argent.
Le Grassin
Je trouve que cette épître est bien tournée ; elle ne dit que la vérité : Le nom de Votre Majesté fera passer cette faible esquisse à la postérité comme un monument authentique de tant de belles actions faites en votre présence à l’exemple de vous.
Le Paysan
Ouy c’est ben trouvé ; mais je trouve qu’il a encore pus tort dans stelleci que dans les autres, car pisqu’il fait tant de parler de note bon Roi, maugré sa modestie i fallait qu’i ne parlit que de ses actions d’exemple, et qui mit les ceux des autres ablatives tout en un tas, sans les aller comme ça débiter par le menu aux dépens des uns des autres, et faire des jaloux. Quand je payons la taille du village, vois-tu, je faisons au monopoleux la somme qu’i demande, et Jean qui ne paye que trente sols a autant de part à la parfaction de l’impôt comme Piarre qui en paye dix écus, à cause qu’il est pus riche que Jean.
Le Grassin
Ouais, vous êtes bien entêté, mon parrain, vous en voulez furieusement à ce M. V.*** mais lisons son discours préliminaire, peut-être qu’il vous rapatrira avec lui.
Le Paysan
Nannin, n’en prenez pas la peine ; je me doute à peu près de ce que c’est et je vas payer mon écot que ce discours-là est queuque excuse qu’il a manigancé pour nous faire avaler le goujon ; morguenne, j’en ons pu appris dans la gazette toute unie que dans ces six-là de poésie ; au surplus, donne toujours à cause de l’image ; je la baillerons à nos enfants pour jouer à la chapelle ; mais je ne m’ennuie brin à deviser sus note bon Roi, et vla l’heure qu’i faut que j’aille au marché gagner de quoi acheter de pus belles nouvelles que stelles-là ; adieu, fillot, quand t’auras retourné à la guerre, fais-nous queuque lettre, afin que j’apprenions au juste ce qui sera arrivé là-bas.
Le Grassin
Je n’y manquerai pas, mon parrain. Adieu, jusqu’au revoir, sans oublier mes compliments à toute la famille, et surtout Louison qui doit être un morceau à croquer. Donnez-lui cette chanson de ma part. C’est un de nos camarades qui l’a faite ; c’est ça qu’on peut appeler du beau, du vrai, du bon.
- 1Dialogue entre un Grassin et un habitant du village de Charonne-lez-Paris au sujet du poème sur la bataille de Fontenoy, unique édition, composée, raturée, mise au net et imprimée à loisir. A Vérone, chez les frères Saint-Cele-Rien, à la Vérité, 1745 (M.).
F.Fr.13658, p.57-67