Réponse de Henri IV à la lettre des six Français
Réponse de Henri IV à la lettre des six Français
J’ai reçu votre lettre le même jour que vous l’avez écrite ; la fréquente correspondance de votre monde avec celui-ci a produit cette diligence. Comme il ne s’agit plus entre nous de rang ni de dignité, je n’ai point été scandalisé de la liberté que vous avez prise. Quand vous ne vous seriez pas désigné Français, ventre-saint-gris, je vous aurais reconnu à votre style. Le caractère de vos réflexions hasardées, la légèreté de vos décisions, cette indocilité d’esprit que vous voulez accorder avec votre respect pour vos maîtres, m’apprennent que vous n’avez point changé. Vous avez, dites-vous, célébré ma mémoire le verre à la main et sur la foi du proverbe in vnio veritas, vous me promettez de parler avec franchise. Les prétendues vérités que le vin inspire font souvent prononcer de grands sottises ; quand on en prend à un certain point, il est le père des contradictions. C’est alors que de tout son cœur on débite les plus fortes impertinences. Par exemple, vous avez cru, de la meilleure foi du monde, pouvoir concilier la qualité de bons sujets avec le désir de fronder le ministère et de parler sans bienséance de votre Roi. Vous vous êtes imaginé qu’à la faveur de quelques louanges que vous m’avez données, vous me feriez recevoir vos plaintes injustes et téméraires. Voilà de ces vérités que le vin fait prononcer, c’est-à-dire qu’il fait produire au dehors mille visions que la prudence et la raison retiennent ordinairement dans l’imagination qui les enfante. Quoique, selon votre aveu, vous ne deviez votre éloquence politique qu’aux rasades que vous avez bues, et que par conséquent elles ne soient pas dignes des réflexions d’un homme de sang-froid. Je veux cependant bien vous répondre et tâcher de faire sur votre esprit des impressions raisonnables en cas que vos préjugés vous le permettent.
Tout votre raisonnement roule sur le parallèle de mon ministère avec celui de mon cinquième petit-fils. Vous décidez que j’étais un grand roi et un bon roi ; vous n’osez rien assurer du vôtre ; cependant il est discret, pieux, chaste et fidèle pour les vertus militaires, la prophétie en sa faveur quand l’occasion l’exigera. Vous faites un crime à son ministre d’aimer la paix ; tous les avantages de la victoire peuvent-ils dédommager le monde des maux que cause la guerre la plus juste ? Vous lui reprochez son incapacité ? Quel désordre a donc produit jusqu’a le prétendu défaut de ses lumières ? Il n’est pas libéral, dites-vous ? Le surintendant de mes finances [*Sully], surnommé le négatif, l’était-il davantage ? Un Roi qui veut payer ses dettes, a-t-il de quoi faire des grâces ? La justice en ce cas est préférable à la générosité. Étiez-vous plus content du cardinal de Richelieu et de Colbert ? Que n’en avez-vous pas dit dans le temps ! Vous faites volontiers l’apologie des morts pour faine enrager les vivants. Croyez-moi, vous êtes bien inconstants. Le règne de mon petit-fils vous ennuyait ; il aimait trop la guerre ; celui de son petit-fils n’a pas trop votre approbation ; il chérit trop la paix, vous ne savez la plupart du temps ce que vous voulez. Vous célébrez aujourd’hui ma mémoire, que n’ai-je pas éprouvé parmi vous ! j’étais familier avec mes sujets ; le plus doux de mes vœux eût été de les faire vivre avec abondance, vous m’en avez bien récompensé ! Vous vous plaignez qu’une querelle théologique mette la division dans les esprits : est-ce la faute du ministre ? Le principe de ces contestations existait avant lui ; vous prétendez que son dessein est d’assujettir l’autorité du Roi sous le joug de Rome par la faveur qu’il donne à ceux qui soutiennent le respect que l’on doit au chef de l’Église. Pensez-vous donc, même politiquement parlant, qu’il serait plus sage de secouer cette subordination spirituelle à laquelle tous les chrétiens sont soumis ? Au milieu de tant de cervelles échauffés, votre ministre se conduit sans passion et ne s’écarte point des vrais principes. Ne l’avez-vous pas vu depuis peu s’opposer aux sentiments outrés du parti même qu’il soutient ? n’a-t-il pas fait reconnaître dans les termes les plus énergiques toute l’étendue du pouvoir temporel et n’a-t-il pas fait marquer les justes limites de la puiance spirituelle ? Croyez-moi, la nation théologique est une étrange nation à conduire ; un roi serait moins embarrassé à la tête de cent mille hommes. Vous êtes brave, et qui sait profiter de votre premier feu est presque certain du succès. Mais votre impatience naturelle vous fait souvent passer les bornes de la raison. Ajoutez-y quelques verres de vin, vous voulez réformer l’univers, et sans connaître les premiers principes de l’art de gouverner, vous vous donnez la licence d’assujettir à votre critique toutes les formes du gouvernement. Il semble que la fable des grenouilles ait été faite pour vous ; un ministre tranquille ne satisfait pas votre impétuosité. Cependant, à peine avez-vous essuyé les premières fureurs d’une guerre que vous soupirez après la paix. Il est vrai que vous vous consolez de tout avec vos petites chansons du Pont-neuf. Vous mettez en vaudeville vos aventures les plus sinistres ; je crois même que vous avez chanté mon assassinat. Conservez votre caractère ; les réflexions profondes ne sont pas de votre ressort ; buvez, chantez, allez aux spectacles et n’interrompez plus mon repos glorieux par vos plaintes politiques. Vous êtes heureux si vous savez le connaître. Ne regrettez point les temps funestes où j’ai régné. Respectez votre Roi et lui obéissez. Il est doux, aimable, bon, juste, pieux et chaste : qui a su lui inspirer ces vertus mérite vos éloges.
Clairambault, F.Fr.12701, p.49-54 - Maurepas, F.Fr.12632, p.321-24 - F.Fr.10476, f°126-128 - F.Fr.15144, p.434-43 - F.Fr.15231, f°136r-138r